vendredi 23 août 2013

On (ne) dirait (plus) le Sud

Un auteur victime de dictature (il a connu les geôles de Pinochet puis l’exil), accompagné d’un photographe qui sera, lui, victime de crétinerie (ces crétins qui ont jeté à la poubelle, en octobre 2012, toutes ses archives photographiques entreposées dans des locaux du journal Le Monde, soit près de 50.000 images représentant 27 ans de travail), voilà le duo dans les pas duquel j’ai mis mes pas, direction le Sud.
Le parcours de Luis Sepúlveda ne s’englue pas dans la monotonie : militant communiste, peine de prison commuée en exil supposé vers la Suède mais transformé par lui en voyage clandestin dans toute l’Amérique du Sud, combattant dans une brigade internationale sandiniste au Nicaragua, fondateur d’une troupe de théâtre, militant des droits de l’homme, défenseur des peuples premiers, reporter, auteur, figure chilienne des lettres installée dans les Asturies espagnoles.
Daniel Mordzinski, photographe natif de Buenos Aires et lié de cœur à Paris, portraitiste d’écrivains, travaille, selon ses propres mots, « depuis plus de trente ans à un ambitieux « atlas humain » de la littérature ibéro-américaine ».



Ce duo avait déjà collaboré, l’un aux textes, l’autre aux images, à l’occasion de divers reportages. Mais je méconnaissais l’œuvre de l’auteur, et étais peu familier de celle du photographe. Le lancement récent (avril 2013) de la collection « Aventure », aux éditions Points, sous la direction littéraire de Patrice Franceschi, a fait le larron : nous voilà donc partis tous trois vers le Sud : eux deux, et moi en passager semi-clandestin, lecteur de Dernières nouvelles du Sud (EAN : 9782757833735), une des premières publications de cette nouvelle collection.


Ligne symbolique de départ géographique du périple, le parallèle de 42° de latitude sud. Pour un départ terrestre, il ne faut pas trop se tromper ; si vous prenez un globe ou un planisphère et que vous suivez du regard ou du doigt cette parallèle, vous ne croiserez pas beaucoup de terre : pointe sud de l’Australie, mi-hauteur de la Nouvelle-Zélande, et un bout de Chili et d’Argentine. A peu de choses près, c’est tout.

Ligne de départ temporelle : 1996. Une poignée d’années plus tôt, le ministre argentin de l’économie, Domingo Cavallo a introduit le système de convertibilité du peso, à un taux de change garanti d’un peso pour un dollar. L’inflation est sensiblement freinée (elle dépassait 5000 % en 1989 !). Dans les années qui suivent, le gouvernement se lance dans un programme ambitieux de néolibéralisme et dérégulation, allégeant les barrières douanières et privatisant à tout crin dans les secteurs du pétrole, de l’énergie, des télécommunications, des transports, etc. Les marchés financiers argentins sont affectés par la crise du peso mexicain de 1995, l’économie chancelle, l’Argentine emprunte massivement. Le pays se désindustrialise, le chômage, la précarité de l’emploi et la pauvreté augmente. Les coups de boutoir des crises financières asiatique (1997) et brésilienne (1998) ne l’ont pas encore mise KO, mais l’Argentine de 1996 est déjà un grand malade.

Le voyage a failli ne pas partir. Le premier chapitre du livre est consternant : il se révèle quasiment impossible de trouver, à Buenos Aires, comment prendre le train pour se rendre en Patagonie. Dans un cauchemar kafakïen, Sepúlveda est renvoyé de bureau minable en immeuble presque désaffecté, par des gens qui sont, pour certains, déboussolés et, pour d’autres, totalement détachés, chacun réagissant à sa manière au torpillage des chemins de fer publics.


Le voyage de Sepúlveda et Mordzinski est une rencontre avec la Patagonie de 1996, Patagonie dont le 42° Sud est à peu près la limite septentrionale et le cap Horn la pointe Sud.
Une rencontre physique, avec un territoire vaste (2 fois la superficie de la France), souvent rude (le climat y est océanique froid en majorité, et semi-aride ou aride dans certains secteurs). Un pays à parcourir en train (et ce n’est pas une mince affaire, depuis que leur privatisation a mis les chemins de fer argentins à genoux) ou en voiture tout-terrain, à survoler dans un avion d’un autre temps, à fouler à pied pour mieux le ressentir.
Une rencontre humaine, surtout. Une rencontre faite de rencontres, avec des gens qui deviennent les personnages d’une pièce de théâtre dont on se demande jusqu’à quand vont tenir les décors et ce qui se passera si le rideau tombe.
Comme dans d’autres « récits de voyage » sur lesquels j’ai publié des billets (la circumnavigation de Joshua Slocum, le périple aérien de Joseph Kessel de Toulouse à Dakar), les rencontres avec ces gens prennent bien plus d’importance que les aspects « techniques » du voyage, les difficultés de l’orientation, le franchissement des terrains difficiles, etc.
Alors, ces Dernières nouvelles du Sud, plutôt « mosaïque de rencontres » que « récit de voyage » ? Oui, indubitablement, si l’on s’en tient aux seuls mots de Sepúlveda. Mais les photos de Mordzinski (prises avec un Leica M6, un Canon F1, et un Polaroid pour les essais – un ensemble que ce photographe appelle son « armement conventionnel ») apportent ce regard supplémentaire, tant sur les lieux que sur les gens. Certaines images – les portraits en particulier – sont des échos directs aux mots de l’auteur, mais d’autres sont un apport plus « personnel » du photographe. Le noir et blanc, dont on sait qu’il se prête bien au portrait intense, surtout pour des visages marqués par la vie, traduit bien, aussi, la force des paysages patagoniens. Un petit regret : le format de poche ne rend pas assez bien hommage à ces images, qui s’y retrouvent à l’étroit.


Ces portraits, en mots et en images, ces anecdotes, sont touchants et ambivalents. Ils nous parlent de gens d’aujourd’hui, de temps passés (pas toujours meilleurs), et de temps à venir (dont ils se demandent à quel point ils seront pires). Ce qui frappe, c’est la simplicité de ces gens rencontrés, qu’ils soient en Patagonie par choix d’y rester ou par impossibilité d’aller ailleurs. Ce qui frappe, c’est que pour certains, il semble que le monde « extérieur » ne changera rien à leur vie, alors que pour d’autres, l’intrusion de flots d’argent est une lame de fond qui peut emporter leur univers un peu intemporel. Mais chacun a ses satisfactions : une vieille dame dont les mains ont le pouvoir de guérir les gens et de faire pousser les fleurs sur les tiges que l’on croyait mortes ; des cheminots qui se rebellent contre un groupe d’États-uniens pleins de morgue qui ont « chartérisé » le dernier train de Patagonie pour leur usage exclusif et lancent leur locomotive à vapeur sur les rails d’une temporaire – mais grisante – liberté ; un luthier qui cherche, au milieu de nulle part (du moins le lecteur le croit-il), du bois pour fabriquer un violon.


Bercées de mélancolie comme sur un air de tango, parfois teintées de nostalgie d’un temps qui ne reviendra pas, assurément marquées d’inquiétude, quelques fois tragi-comiques ou portées par la colère, ces Dernières nouvelles du Sud, douces-amères, sans prétendre donner des « leçons de vie », m’ont tout de même amené à réfléchir sur un certain sens de la vie, la mienne et – au risque de passer pour présomptueux ou béatement idéaliste – sur celle du monde.

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