jeudi 29 août 2013

T’as l’bonjour des Marquises

A tous ceux (dont je suis) qui aiment les carnets de voyage, témoignages impressionnistes en croquis et aquarelles et en lignes jetées sur le papier, à tous ceux (dont je suis) qui en ont assez que dès que l’on évoque les îles Marquises, les noms de Paul G. et de Jacques B. déboulent comme si personne d’autre n’avait vécu ou ne vivait aujourd’hui dans ces îles, à tous ceux (dont je ne suis pas) qui ont croisé dans ces eaux ou foulé ces terres et qui veulent en garder un souvenir vivant et coloré, et à tous les curieux qui aiment voyager par les livres, je conseille Ka’oha nui, carnet de voyage aux îles Marquises, de Sébastien Lebègue (éditions Au vent des îles, 2010, ISBN 978-2-9156-5461-5).

 


Près de deux mois de voyage, en octobre et novembre 2007, dont l’auteur nous offre le récit depuis l’attente dans la salle d’embarquement de l’aéroport de Faa’a sur l’île de Tahiti, jusqu’aux derniers regards, aux derniers mots, avant de quitter ces îles. Croquis en noir et blanc et aquarelles lumineuses, paysages panoramiques et portraits en gros plans, sites sacrés archéologiques et églises d’aujourd’hui, émeraude de la mer, noir du ciel chargé de nuages, rouge flamboyant des paréos, Sébastien Lebègue n’en reste pas aux habituels clichés de ces lointaines îles : il nous amène aussi au contact des Marquisiens, nous faisant partager des moments comme il les a lui-même partagés au gré des rencontres.


Aventure humaine et expérience artistique, selon les propres mots de l’auteur-dessinateur-peintre :
Ce projet était avant tout une belle aventure humaine et une découverte culturelle, mais je l’ai aussi vécu comme une performance et une aventure artistique. Dans ma recherche de mise en empreinte du présent, mon objectif était de noter à la fois l’environnement, d’inscrire les événements qui s’y produisaient et d’en nommer leurs acteurs.
Mon référé reflète mes rencontres instantanées ou prolongées, les anecdotes de vie que les marquisiens m’ont fait partager, mes observations culturelles et les diverses beautés de paysages. Il n’est le résultat que de mon parcours et de mes opportunités. Je me suis laissé guider avant tout par les propositions, les instants de vie et les circonstances du présent.
Ces 366 pages d’illustrations et de textes ont été produites aux Marquises. Ces compositions ont été notées dans l’instant pour qu’elles restent fidèles à la réalité du vécu. Les Marquisiens ont découvert ce même livre quand je l’ai produit en leur compagnie.

Même sans avoir lu ces mots de S. Lebègue avant d’avoir lu son livre (que j’ai emprunté, à la volée parmi d’autres livres, dans une médiathèque municipale), j’avais ressenti cela.


Un petit regret : la composition est parfois touffue, en particulier pour les textes, au point d’être un peu étouffante, ce qui est un paradoxe pour des îles et des gens si ouverts. C’est donc plutôt le genre de livre que l’on déguste, peu à peu, pour savourer sans engloutir. Il faut le prendre, le poser, le reprendre, s’en aller, y revenir.

C’est le genre de voyage que chacun entreprend à son rythme, mais un voyage qui ne se refuse pas.


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mercredi 28 août 2013

Le libertinage comme un art de vivre

A force de publier des billets autour de Sade et de son œuvre pour ce challenge Badinage et libertinage, les lecteurs vont finir par croire que le libertinage dix-huitiémiste se résumait à tourmenter d’innocentes jeunes filles qui n’avaient le choix qu’entre accepter d’être ballottées de baron salace en moine dépravé, et prendre leur vie en main en se prostituant pour gravir les échelons de la société.
Tout comme, à notre époque, le terme de « libertin » a fini par perdre son sens premier pour ne plus désigner que l’amateur de relations échangistes ou de pratiques débridées, tarifées ou non (et pas uniquement dans le cas des affaires impliquant un ancien très haut cadre d’une institution financière internationale, quelques-unes de ses connaissances et des demoiselles à la cuisse légère dont il dit ignorer qu’elles étaient des accompagnatrices à solde).


Bon, je n’irai pas jusqu’à prétendre que les libertins au XVIIIe siècle de ce temps-là n’étaient que des philosophes bousculant, à leur manière, l’ordre établi, qu’il soit moral ou religieux. Mais j’ai tendance à y voir, toutefois, au-delà de la seule licence des mœurs, un certain art de vivre, un art de la séduction, dans ce mélange des plaisirs de l’esprit et du corps.
Peut-être parce que ma conception du libertinage est joyeuse et raffinée, très directement inspirée par un Casanova beau parleur et « sapé comme un milord » (comme on dira bien des décennies plus tard), ou encore de l’image foutraque et jouissive que donne Bertrand Tavernier du régent Philippe d’Orléans (Philippe Noiret à l’écran, extraordinaire) et de l’abbé Dubois (Jean Rochefort, encore mieux) dans Que la fête commence !


C’est cette nature, complexe et non simpliste, que nous invite à découvrir La France au temps des libertins, un ouvrage concocté à plusieurs mains par Jacqueline Queneau (sociologue), Jean-Yves Patte (historien d’art et musicologue), Alexandre Bailhache (photographe) et Caroline Lebeau (styliste), aux éditions du Chêne (2001, ISBN : 2842772989).


La présentation de ces quatre personnes, sur le rabat intérieur du livre, est la suivante (comme le livre date de 2001, les références au « récemment » doivent être prises au regard de cette date, bien sûr.

« Jacqueline Queneau, sociologue, passionnée d’histoire, de musique et d’art plastique, apporte depuis de nombreuses années sa collaboration à différentes institutions culturelles. Elle participe à l’organisation de manifestations liées au patrimoine historique. En Bourgogne, dans le domaine du livre, cette universitaire contribue activement à la mise en valeur du patrimoine écrit ancien, et à la découverte de certains auteurs dans le cadre du « Livre en scène ».

Jean-Yves Patte est historien d’art et musicologue. Après avoir collaboré avec différents musées, il se tourne vers la recherche en archives et les publications. Il s’attache à montrer combien les habitudes du passé ont pu forger notre art de vivre contemporain. Il a été, récemment, avec Caroline Lebeau, consultant pour les arts de la table sur le tournage du film Vatel.

Jacqueline Queneau et Jean-Yves Patte ont publié, aux éditions du Chêne, Mémoire gourmande de Madame de Sévigné, Les Promenades de Chateaubriand et Les Promenades de Frédéric Chopin.

Alexandre Bailhache est photographe. Passionne de cuisine, de décoration et de jardins, il travaille avec les plus grands magazines en France et à l’étranger. Il a publié, aux éditions du Chêne, Mémoire gourmande de Madame de Sévigné, Rodin, le festin d’une vie et La Perse des écrivains-voyageurs.

Caroline Lebeau, styliste anglaise, travaille pour de nombreux magazines de décoration internationaux. Elle a participé également aux livres Mémoire gourmande de Madame de Sévigné et Rodin, le festin d’une vie. Elle a travaillé récemment sur les décors de table du film Vatel. »



Le livre aborde aussi bien les décors intérieurs et extérieurs des maisons et parcs où se tissaient les relations, que les parfums et les cabinets de curiosités, ou encore l’art des mouches et les dîners galants, les plaisirs de la chasse et de l’opéra.
Les textes ne sont pas une évocation superficielle de ces différents aspects, mais des articles qui arrivent à être à la fois courts et riches.


La composition du livre, elle, mêle très habilement de reproductions de tableaux (du Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy à la Jeune femme à sa toilette de Nicolas Lanfresen dit Lawrence), de gravures, de tapisseries, et de superbes photographies actuelles de parcs (châteaux de Canon et de Groussay, entre autres), de statues, de mobilier, de natures mortes, etc.


Plus anecdotiquement, le livre se termine sur un cahier fermé regroupant des reproductions de gravures (d’après Antoine Robel ou François Boucher, par exemple), et des extraits de textes libertins (Mirabeau, Boyer d’Argens, etc.).

Un ouvrage superbe.


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mardi 27 août 2013

Une Juliette sans folie

Les romans de Sade ont été servis de manière plus ou moins réussie, à mes yeux, lorsqu’ils ont été adaptés en bande dessinée. Autant la Justine de Guido Crepax m’a plu, par son graphisme, par les choix de composition des cases et des pages, autant le Juliette de Sade de Philippe Cavell (dessin) et Francis Leroi (scénario) m’a donné l’impression d’une BD pornographique plate.


La violence physique et mentale n’y manque pas, les scènes crues non plus, mais le trait, la construction, n’ont pas de souffle un peu « fou ».
J’avais dit, pour un autre billet de ce défi, que l’adaptation du roman Fanny Hill de John Cleland par ce même dessinateur était trop imprégnée de ce style « franco-belge » qui manque de panache, de mouvement. Ici, même défaut, pour moi.


Quant au scénariste de cette BD, Francis Leroi, n’oublions pas qu’il a été réalisateur de films aux titres particulièrement légers, comme L’infirmière n’a pas de culotte (1980) ou Cette salope d’Amanda (1978) (je précise, si besoin est, que j’ai trouvé ces titres sur sa fiche IMDB, et non dans ma vidéothèque personnelle !). C’est dire si le scénario de la BD promettait de faire dans la dentelle, en se basant sur l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice (1801) de Sade (Juliette étant, pour ceux qui ne sont pas familiers de leur arbre généalogique, la sœur de Justine).

Le duo a commis deux tomes : Juliette de Sade et L’ermite de l’Appenin (Éditions Dominique Leroy, 1979, ISBN 2-86688-002-1, et 1983, ISBN 2-86688-083-8 respectivement).


Alors, oui, dans cette Juliette de Sade de Cavell et Leroi, ça fout, ça fouette, ça tue, mais ça ne me convainc pas.


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lundi 26 août 2013

Coup de folie

Si vous décidez de lire Sade, de Griffo (dessin) et Jean Dufaux (scénario) (Glénat, coll. Grand format, 1991, ISBN 2-7234-1296-2) et que vous présupposez que les créateurs de Giacomo C. se sont penchés sur le Divin marquis comme ils se sont penchés sur le célèbre Vénitien, vous risquez d’être surpris. Peut-être même désagréablement surpris. Parce que ce Sade est à des lieues des récits vénitiens auquel ce duo a habitué ses lecteurs.


À quoi fut-il donc s’attendre au moment de se plonger dans ce Sade ? À rien. En tout cas, pas à une biographie ordonnée du marquis. Ni à une exégèse de son œuvre. Ni à un mélange des deux.
Il vaut mieux être ouvert à tout.

Il faut surtout accepter d’être conduit dans un labyrinthe de l’esprit, dans des jeux où se mêlent les pensées de Sade et celles de ses personnages. Sade-auteur, Sade personnage de ses propres écrits, Sade-personnage qui écrit, à son tour, et fait vivre ses rêves, ses fantasmes, ses hantises. Le lecteur est alors un funambule qui marche sur le fil entre raison et folie, entre réalité et rêve ou cauchemar. Sade-auteur et Sade-personnage bousculent l’ordre établi, se heurtent à ce nouvel ordre post-révolutionnaire, cette nouvelle « pensée unique ». Le Régime a changé, mais on ne peut laisser le peuple penser par lui-même. Alors, on ne peut laisser Sade écrire ce qu’il écrit, on ne peut laisser ses manuscrits sortir de sa cellule de Charenton, maison de folie plus que maison de fous. Les censeurs prennent même le soin de détruire tout portrait de Sade.
Pourtant, dans cet asile, on tient spectacle ! Le directeur de Charenton a fait bâtir un théâtre, où des « VIP » sains d’esprit viennent voir des pièces de théâtres écrites par Sade et dont la troupe qui les joue mêle des acteurs professionnels et des « résidents » de l’asile. Qui pourrait alors se prévaloir de savoir dessiner clairement la frontière entre fous et « normaux », entre folie et raison ? Très probablement pas le lecteur de ce Sade, lui-même bousculé par les différents plans du récit qui s’entremêlent.


Si Sade ne sortira pas vivant de cet asile, et si aucun portrait authentifié de lui n’arrivera jusqu’à nous, ses œuvres ont traversé les époques et vaincu ses censeurs. Griffo et Dufaux, dans cette BD à tout le moins déroutante, n’ont pas cherché à brosser un portrait historique de Sade, ils l’écrivent eux-même dans leur préface. Ils ont plutôt dessiné un labyrinthe dans lequel ils invitent le lecteur à se perdre. On peut alors comprendre que certaines critiques publiées sur le net fassent état de cette incompréhension face à un récit touffu, à plusieurs plans imbriqués. Être perdu dans une lecture peut se révéler particulièrement désagréable. Pour ma part, j’ai pris plaisir à errer dans ce labyrinthe.


Peut-être est-il plus prudent d’avoir lu quelques textes de Sade ou, au moins, quelques textes sur Sade et son œuvre, avant de suivre Dufau et Griffo dans ces méandres hauts en couleurs mais déroutants. À vous de voir si vous voulez tenter l’aventure avec ou sans préparation.


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Ce billet est une reprise, légèrement amendée, de ce que j'avais publié voici deux ans dans d'autres salons. Mais l'hôtesse de ce défi avait clairement indiqué, suite à une question posée en ce sens quant aux conditions du défi : "J'accepte tout à fait la réutilisation de certains sujets, tant que cela entre dans les catégories du challenge". D’où ce "recyclage", pour une catégorie qui n'est pas au cœur même du défi.



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dimanche 25 août 2013

Justine par Guido

Dans mon précédent billet, j’ai indiqué que c’est Guido Crepax qui m’a fait découvrir Sade, avec son adaptation en BD de Justine ou les malheurs de la vertu.


J’étais arrivé à Crepax par l’ambiance « roman noir et jazz » de son album L’homme de Harlem (Dargaud, 1979, ISBN 2-205-01562-1), à cette époque où les éditions Dargaud publiaient leur collection « Un homme – une aventure », riche d’au moins une douzaine de titres qui m’ont fait connaître l’école italienne, avec Hugo Pratt (L’homme des Caraïbes), Sergio Toppi (L’homme du Nil, L’homme du Mexique), Dino Battaglia (L’homme de la Légion), Attilio Micheluzzi (L’homme du Khyber) ou encore Milo Manara (L’homme des neiges).


J’ai rapidement été conquis par le trait de Crepax et le rythme qu’il avait insufflé à ce récit. Très peu après, je n’embarquais dans la lecture de Justine – d’après le marquis de Sade (éditions Le Square, 1980, ISBN 2-226-01050-5).


En revenant sur cet album après avoir récemment lu le roman de Sade, je me dis que Crepax a su faire tenir en environ 160 pages une grande partir de ce roman, sans vraiment le trahir. Certes, il y manque certains développements philosophiques dans lesquels le marquis emmenait ses lecteurs entre deux séances d’humiliation, de violence ou de stupre (ou, plus généralement, un mélange de tout cela), mais une partie essentielle s’y retrouve quand même.
 
Il convient de noter que dans la transposition des mots de Sade en dessins de Crepax, la charge est moins crue, la violence moins clinique. Oui, Crepax montre, mais je trouve qu’il ne s’appesantit pas. Alors, sans pour autant que cette Justine devienne, sous son crayon, un conte pour enfants, la lecture de cet album m’est nettement plus supportable que celle du roman.

La Justine de Crepax est aujourd’hui publiée en album « solo » (Delcourt, collection Erotix, ISBN 978-2-7560-2147-8).


Il y a une douzaine d’années, elle avait été publiée en album « duo », avec son adaptation d’Histoire d’O de Pauline Réage (Evergreen, 2000, ISBN 978-3822863428).



Cette Justine de Crepax est une adaptation en BD peut-être à découvrir avant de lire le roman.


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samedi 24 août 2013

Finalement, non merci

S’il y a quelqu’un avec qui je ne suis pas porté à partager des plaisirs, même par l’esprit, c’est Donatien-Alphonse-François de Sade. Il ne faut probablement pas juger une personne à son œuvre (sinon, Agatha Christie aurait été poursuivie comme tueuse en série), mais après avoir lu au moins un de ses livres, j’ai peine à croire qu’une personne à peu près saine d’esprit aura envie d’inviter le marquis de Sade à une soirée entre amis. Même si Sade a expliqué qu’il n’avait pas mis en pratique, loin de là, tout ce qu’il avait imaginé et jeté d’une plume rageuse, tortionnaire et meurtrière sur le papier, je ne suis pas entièrement rassuré. C’est, tout de même, un « divin marquis » aux fantasmes infernaux. Voulant secouer le monde qui l’entourait, Sade l’aurait mis sens dessus dessous en empruntant des chemins prônant une totale liberté d’expression.


Je n’ai peut-être pas choisi la plus « abordable » comme première lecture d’une œuvre de Sade ; car Justine ou les malheurs de la vertu, c’est quand même bien gratiné ! Alors, pourquoi celle-là, demanderez-vous peut-être ? Les dictionnaires et fiches de présentation des romans de Sade ne manquent pas, et cela aurait pu suffire à m’avertir. Ma réponse est simple : c’est la faute à Crepax.
Qui donc ?
Crepax, Guido Crepax.
Auteur de bande dessinée.


J’ai découvert Crepax en même temps que Pratt, au début des années 1980. L’un par sa Justine (1979), l’autre par sa Ballade de la mer salée (1967-1969, puis 1975). Même si c’étaient mes premiers pas dans la BD dite « adulte », il s’agissait de deux univers aux antipodes l’un de l’autre. Chez Pratt, je retrouvais ce qui m’avait fait rêver chez London, Monfreid et autre Peyré. Chez Crepax (je reviendrai sur cette Justine crepaxienne dans un prochain billet), j’entrais dans un univers inconnu, d’une dureté qui m’a refroidi, sans m’échauffer les sens ou l’imagination à un seul moment. Et cela ne m’avait pas incité à lire Sade dans le texte.

Plus tard, j’ai recroisé Sade en BD, grâce à Griffo et Dufaux (1991). Mais je n’avais toujours rien lu de lui.



Alors, ce défi « Badinage & libertinage » était l’occasion de tenter l’aventure de la littérature sadienne. Avec Justine, donc. La faute à Crepax, je vous disais. Et, tant qu’à faire, dans l’édition originale de 1791. Ou plutôt son fac-similé numérique, gracieusement mis à disposition sur gallica.




Qu’en ai-je retenu ?

En premier lieu, un déplaisir de lecture. Même si je crois quand il écrit, ailleurs, qu’il n’a pas commis dans la réalité tout ce que son esprit a imaginé et sa plume a transcrit, j’ai du mal à me sentir tenu par ses mots.
En outre, j’ai du mal à trouver, derrière la façade outrancière, la profondeur d’une réflexion sur la morale. J’ai du mal à voir dans ce roman l’acte philosophique et politique d’un défenseur des droits humains contre une société d’oppression.
Il est vite évident que Sade est dans l’exagération : sa Justine est à la fois trop naïve et trop imperméable à ses tourments dont elle se remet en un tournemain, ses tortionnaires trop pervers (quoique, avec les affaires sordides qui font les délices des voyeurs morbides des faits divers, de nos jours encore, je craigne qu’il n’y ait pas de limite supérieure à la perversité), la succession des « malheurs » – dans un crescendo d’atrocités – en devient presque mécanique.
Pour vanter la liberté de l’individu contre les carcans d’une société moralisatrice et religieuse (dans le roman, les criminels qui s’en prennent à Justine sont, entre autres, des membres de la noblesse et du clergé), cette charge ne m’emporte pas.


Justine la vertueuse se fait piétiner par les pervers toute sa vie, tandis que sa sœur Juliette, qui choisit de monnayer ses charmes, grimpe les échelons de la société. Faut-il le lire dans ce sens, au premier degré, ou à rebours ? Je reconnais qu’en arrivant (péniblement) au bout de cette lecture, je n’avais aucune envie de creuser plus avant la question. Monsieur le Marquis, j’ai trop de respect pour l’école péripatétique pour penser qu’une promenade outrancière en compagnie de Justine (ou de Juliette) me serait une profitable leçon de philosophie. Sur le libéralisme des idées, l’athéisme, ou encore la liberté individuelle, je préfère d’autres compagnies à la vôtre.


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Le cardinal aux dents longues

C’est à Venise que j’ai croisé, pour la première fois, François-Joachim de Pierre, déjà de Bernis et abbé, mais pas encore cardinal. Dans l’Histoire de ma vie de Casanova et dans les rapports des informateurs auprès du Conseil des Dix (Giovanni Comisso en a rassemblés quelques-uns dans son ouvrage Les agents secrets de Venise – 1705-1797 ; réédition aux éditions Gallimard, collection Le promeneur, 1990, EAN 9782876530843).


En ces années 1750 commençantes, Bernis était ambassadeur de France à Venise, et Casanova, qui fut abbé lui aussi, y revenait, après un séjour autrichien. Bernis et Casanova, amateurs de plaisirs féminins et ne répugnant pas à les partager, se retrouvent à courtiser et aimer ensemble deux religieuses, « M. M. » (Maria Magdalena Pasini) et « C. C. » (Cattarina Capretta).
Cet épisode, raconté d’une plume alerte par Casanova dans ses mémoires, est rapporté dans Bernis, le cardinal des plaisirs, de Jean-Marie Rouart (Gallimard, 1998, ISBN 2-07-075264-X), d’une manière moins enlevée.



Le livre de Rouart n’est pas inintéressant pour qui a envie de découvrir Bernis, mais tant son titre que la couverture de cette édition (comme celle de l’édition dans la collection Folio) sont mensongers. Bien plus juste aurait été le titre Bernis, le cardinal de l’ambition, mais c’est Jean-Paul Desprat qui l’a retenu pour Le Cardinal de Bernis, la belle ambition (éditions Perrin, 2000, EAN 978-2262013202).

Car, cet épisode partagé avec Casanova est à peu près le seul qui, dans l’ouvrage de Rouart, fait directement référence à des plaisirs, et plus particulièrement des plaisirs libertins, en dehors de quelques plaisirs de la table et des plaisirs du paraître. Pour le reste, c’est bien le portrait d’un homme ambitieux, bien décidé à tracer son chemin vers les hautes sphères, qu’il s’agisse d’obtenir la distinction cardinalice, un poste d’ambassadeur, une élection à l’Académie française, un secrétariat d’État.


Beau portrait d’ambitieux, mais loin de mériter le titre de « cardinal des plaisirs » que lui attribue Jean-Marie Rouart (« de l’Académie française » lui aussi).

Je n’ose que du bout des doigts le présenter à ce défi « Badinage et libertinage ». Au moins pour prévenir ceux qui seraient tentés de le lire pour découvrir un cardinal libertin qu’il vaut mieux qu’ils regardent du côté de l’abbé Guillaume Dubois (devenu cardinal, lui aussi), compère jouisseur du Régent Philippe duc d’Orléans.


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vendredi 23 août 2013

De la frivolité à la folie

Faute d’avoir en avoir beaucoup entendu parler avant d’en trouver une édition (Tchou Editeur, 1966, non illustrée) à petit prix chez un bouquiniste, j’ignorais que la trilogie des Amours du chevalier de FaublasUne année de la vie du chevalier de Faublas (1787 ; 5 parties), Six semaines de la vie du chevalier de Faublas (1788 ; 8 parties) et Fin des amours du chevalier de Faublas (1790 ; 6 parties) – se rattachait au genre littéraire dit libertin.


Plusieurs centaines de pages plus loin (une édition Gallimard en compte plus de mille), je ressors de cette aventure née sous la plume de Jean-Baptiste Louvet, dit Louvet de Couvray, sous le coup d’une sympathique découverte : une sorte de croisement survolté entre deux genres littéraires qui naîtront pourtant plus tard, le roman-feuilleton et le théâtre de vaudeville, croisement lui-même percuté par des tribulations que n’auraient reniées ni Casanova ni le chevalier d’Éon. Le tout écrit par un auteur qui est aussi un homme politique, plutôt « girondin » aux temps révolutionnaires et même accusateur de Robespierre, ce qui n’est pas rien en 1792...), et publié de part et d’autre de la fin de « l’Ancien régime ».



Il est d’ailleurs un peu étonnant que ce roman en trois parties ait eu du succès, pour autant que j’ai pu le lire dans divers articles, aussi bien avant qu’après le déclenchement de la Révolution, et tant dans un camp que dans l’autre.

Ce chevalier de Faublas est un personnage qui attire la sympathie. On sourit de la voir si naïf, écartelé entre son amour pour une jeune fille bien sous tous rapports et le tourbillon de tentations féminines qui le bousculent et auxquelles il ne sait que céder. Il est également sympathique parce que, contrairement à d’autres « héros » de romans libertins, il n’est pas celui qui séduit les femmes parce qu’il les méprise, ou parce qu’il veut leur imposer son pouvoir, ou parce qu’elles l’aideront à monter les marches casse-gueule d’un escalier social bancal. D’ailleurs, il n’est pas vraiment un séducteur ; plutôt un amant opportuniste, qui profite de ce qui se présente sans penser à demain, ni même à tout à l’heure. Un libertin picaresque, en quelque sorte.


Le ton de ce roman est léger, sans pornographie prononcée, et avec des scènes qui ne manquent pas de cocasse et me font penser au théâtre de boulevard (ainsi, lorsque le mari lutine une servante sur le lit de la chambre, alors que son épouse s’est cachée dans le placard de ladite chambre avec son amant !). Passages secrets, lits à ressort, duels, travestissements du chevalier en femme, amant caché derrière le rideau, liaisons nobles et ancillaires, enlèvements et libérations, rendez-vous galants dans les jardins de couvent, relations un tantinet inextricables entre les protagonistes (je reconnais avoir parfois perdu le fil du « qui est qui ? »), le plaisir du rythme l’emporte largement sur le réalisme. C’est comme du Casanova, mais en plus « gros » !


Si ce ton et ce rythme ne m’ont pas particulièrement surpris (même si je les associais plutôt, a priori, à Dumas ou Zevaco, quelques décennies plus tard), ce qui n’a pas manqué de me surprendre est la présentation des dialogues sous deux formes : parfois, ils sont portés au fil du texte, et parfois ils sont présentés comme dans une pièce de théâtre.

Le comte est ici, le baron doit y venir ; s’ils se rencontrent, ils peuvent avoir une explication dont vous devez redouter les suites. – Vous avez raison ; mais quel parti prendre ? – Faire dire à M. de Faublas de ne pas venir. – Ah!Je suis bien aise de le voir et de lui parler. – Cependant, je prendrai la liberté de vous représenter… 


LE COMTE, en entrant.
Où est donc le vicomte ?

LA COMTESSE.
Chut !

LE COMTE.
Plaît-il ?

LA COMTESSE.
Taisez-vous !

LA BARONNE, regardant Mme de Lignolle d’un air étonné.
Est-ce que je vous dérange, comtesse ?

LA COMTESSE.
Point du tout.

Comparaison n’est pas raison, mais cette présentation si spécifique de quelques dialogues me fait penser aux longues scènes sans paroles, mais soutenues musicalement, dans les westerns de Sergio Leone, avant que les colts ne crachent leur déluge de plomb, ou les ralentis dans certains films de John Woo. Ces dialogues théâtralisés suspendent, ralentissement, momentanément le fil du récit, et ils n’en prennent que plus d’importance.



Incapable de se séparer de ses amantes – contrairement aux libertins cyniques, qui se débarrasse de l’une pour profiter de l’autre –, Faublas se prend lui-même dans une toile où il s’épuise à passer de l’une à l’autre, sans provoquer la salvatrice rupture. Et, malgré la légèreté générale du ton des aventures, la gravité n’est pas loin : l’insouciance se heurte aux conventions sociales, la séduction à l’inégalité des sexes, l’excès des sens à la perte de l’esprit.

La troisième partie s’achève sur une vingtaine de pages d’échanges de correspondance entre quelques personnages de premier plan, clin d’œil à ce genre bien en vogue qu’était le roman épistolaire, et au plus célèbre des romans épistolaires libertins, Les liaisons dangereuses. Mais ces lettres échangées, comme un commentaire en voix off pour l’épilogue d’un film, induisent une nouvelle distance : alors que le reste du roman est un récit par le chevalier à la première personne, cette correspondance donne la parole aux principaux protagonistes : on y apprend que Faublas a été interné « dans une maison de Picpus, où l’on traite les insensés », puis les épisodes qui suivront, jusqu’à son exil en Pologne.

Mais non, Sophie me reste. Loin de me plaindre, enviez mon sort, et dites seulement que pour les hommes ardents et sensibles, abandonnés dans leur première jeunesse aux orages des passions, il n’y a plus jamais de parfait bonheur sur la terre.

FIN




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On (ne) dirait (plus) le Sud

Un auteur victime de dictature (il a connu les geôles de Pinochet puis l’exil), accompagné d’un photographe qui sera, lui, victime de crétinerie (ces crétins qui ont jeté à la poubelle, en octobre 2012, toutes ses archives photographiques entreposées dans des locaux du journal Le Monde, soit près de 50.000 images représentant 27 ans de travail), voilà le duo dans les pas duquel j’ai mis mes pas, direction le Sud.
Le parcours de Luis Sepúlveda ne s’englue pas dans la monotonie : militant communiste, peine de prison commuée en exil supposé vers la Suède mais transformé par lui en voyage clandestin dans toute l’Amérique du Sud, combattant dans une brigade internationale sandiniste au Nicaragua, fondateur d’une troupe de théâtre, militant des droits de l’homme, défenseur des peuples premiers, reporter, auteur, figure chilienne des lettres installée dans les Asturies espagnoles.
Daniel Mordzinski, photographe natif de Buenos Aires et lié de cœur à Paris, portraitiste d’écrivains, travaille, selon ses propres mots, « depuis plus de trente ans à un ambitieux « atlas humain » de la littérature ibéro-américaine ».



Ce duo avait déjà collaboré, l’un aux textes, l’autre aux images, à l’occasion de divers reportages. Mais je méconnaissais l’œuvre de l’auteur, et étais peu familier de celle du photographe. Le lancement récent (avril 2013) de la collection « Aventure », aux éditions Points, sous la direction littéraire de Patrice Franceschi, a fait le larron : nous voilà donc partis tous trois vers le Sud : eux deux, et moi en passager semi-clandestin, lecteur de Dernières nouvelles du Sud (EAN : 9782757833735), une des premières publications de cette nouvelle collection.


Ligne symbolique de départ géographique du périple, le parallèle de 42° de latitude sud. Pour un départ terrestre, il ne faut pas trop se tromper ; si vous prenez un globe ou un planisphère et que vous suivez du regard ou du doigt cette parallèle, vous ne croiserez pas beaucoup de terre : pointe sud de l’Australie, mi-hauteur de la Nouvelle-Zélande, et un bout de Chili et d’Argentine. A peu de choses près, c’est tout.

Ligne de départ temporelle : 1996. Une poignée d’années plus tôt, le ministre argentin de l’économie, Domingo Cavallo a introduit le système de convertibilité du peso, à un taux de change garanti d’un peso pour un dollar. L’inflation est sensiblement freinée (elle dépassait 5000 % en 1989 !). Dans les années qui suivent, le gouvernement se lance dans un programme ambitieux de néolibéralisme et dérégulation, allégeant les barrières douanières et privatisant à tout crin dans les secteurs du pétrole, de l’énergie, des télécommunications, des transports, etc. Les marchés financiers argentins sont affectés par la crise du peso mexicain de 1995, l’économie chancelle, l’Argentine emprunte massivement. Le pays se désindustrialise, le chômage, la précarité de l’emploi et la pauvreté augmente. Les coups de boutoir des crises financières asiatique (1997) et brésilienne (1998) ne l’ont pas encore mise KO, mais l’Argentine de 1996 est déjà un grand malade.

Le voyage a failli ne pas partir. Le premier chapitre du livre est consternant : il se révèle quasiment impossible de trouver, à Buenos Aires, comment prendre le train pour se rendre en Patagonie. Dans un cauchemar kafakïen, Sepúlveda est renvoyé de bureau minable en immeuble presque désaffecté, par des gens qui sont, pour certains, déboussolés et, pour d’autres, totalement détachés, chacun réagissant à sa manière au torpillage des chemins de fer publics.


Le voyage de Sepúlveda et Mordzinski est une rencontre avec la Patagonie de 1996, Patagonie dont le 42° Sud est à peu près la limite septentrionale et le cap Horn la pointe Sud.
Une rencontre physique, avec un territoire vaste (2 fois la superficie de la France), souvent rude (le climat y est océanique froid en majorité, et semi-aride ou aride dans certains secteurs). Un pays à parcourir en train (et ce n’est pas une mince affaire, depuis que leur privatisation a mis les chemins de fer argentins à genoux) ou en voiture tout-terrain, à survoler dans un avion d’un autre temps, à fouler à pied pour mieux le ressentir.
Une rencontre humaine, surtout. Une rencontre faite de rencontres, avec des gens qui deviennent les personnages d’une pièce de théâtre dont on se demande jusqu’à quand vont tenir les décors et ce qui se passera si le rideau tombe.
Comme dans d’autres « récits de voyage » sur lesquels j’ai publié des billets (la circumnavigation de Joshua Slocum, le périple aérien de Joseph Kessel de Toulouse à Dakar), les rencontres avec ces gens prennent bien plus d’importance que les aspects « techniques » du voyage, les difficultés de l’orientation, le franchissement des terrains difficiles, etc.
Alors, ces Dernières nouvelles du Sud, plutôt « mosaïque de rencontres » que « récit de voyage » ? Oui, indubitablement, si l’on s’en tient aux seuls mots de Sepúlveda. Mais les photos de Mordzinski (prises avec un Leica M6, un Canon F1, et un Polaroid pour les essais – un ensemble que ce photographe appelle son « armement conventionnel ») apportent ce regard supplémentaire, tant sur les lieux que sur les gens. Certaines images – les portraits en particulier – sont des échos directs aux mots de l’auteur, mais d’autres sont un apport plus « personnel » du photographe. Le noir et blanc, dont on sait qu’il se prête bien au portrait intense, surtout pour des visages marqués par la vie, traduit bien, aussi, la force des paysages patagoniens. Un petit regret : le format de poche ne rend pas assez bien hommage à ces images, qui s’y retrouvent à l’étroit.


Ces portraits, en mots et en images, ces anecdotes, sont touchants et ambivalents. Ils nous parlent de gens d’aujourd’hui, de temps passés (pas toujours meilleurs), et de temps à venir (dont ils se demandent à quel point ils seront pires). Ce qui frappe, c’est la simplicité de ces gens rencontrés, qu’ils soient en Patagonie par choix d’y rester ou par impossibilité d’aller ailleurs. Ce qui frappe, c’est que pour certains, il semble que le monde « extérieur » ne changera rien à leur vie, alors que pour d’autres, l’intrusion de flots d’argent est une lame de fond qui peut emporter leur univers un peu intemporel. Mais chacun a ses satisfactions : une vieille dame dont les mains ont le pouvoir de guérir les gens et de faire pousser les fleurs sur les tiges que l’on croyait mortes ; des cheminots qui se rebellent contre un groupe d’États-uniens pleins de morgue qui ont « chartérisé » le dernier train de Patagonie pour leur usage exclusif et lancent leur locomotive à vapeur sur les rails d’une temporaire – mais grisante – liberté ; un luthier qui cherche, au milieu de nulle part (du moins le lecteur le croit-il), du bois pour fabriquer un violon.


Bercées de mélancolie comme sur un air de tango, parfois teintées de nostalgie d’un temps qui ne reviendra pas, assurément marquées d’inquiétude, quelques fois tragi-comiques ou portées par la colère, ces Dernières nouvelles du Sud, douces-amères, sans prétendre donner des « leçons de vie », m’ont tout de même amené à réfléchir sur un certain sens de la vie, la mienne et – au risque de passer pour présomptueux ou béatement idéaliste – sur celle du monde.

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jeudi 22 août 2013

Le lion volant

Je crois me souvenir que Les cavaliers (1967) a été ma découverte de Joseph Kessel. Ou Le lion (1958). En tout cas, je les ai lus dans un intervalle de temps très proche.
Mais ce n’est que très récemment que j’ai lu son Vent de sable (Les Éditions de France, 1929), un de ses premiers livres. Attiré par la couverture de l’édition poche (éditions Gallimard, collection Folio, 1997, ISBN 9782070403455), j’ai voulu découvrir ce témoignage, par la plume pas encore au sommet de son art d’un Kessel qui m’envoûtait dans ses romans.


Dans ces années d’après-guerre, des pionniers, « fous » aux yeux de certains et « admirables pionniers » aux yeux d’autres, entreprennent de fonder des lignes aériennes pour le transport du courrier. Des entrepreneurs comme Pierre-Georges Latécoère, des pilotes comme Jean-Mermoz, Antoine de Saint-Exupéry, Henri Guillaumet, en écrivent les premières pages audacieuses et héroïques.

 
Latécoère fonde la Compagnie générale d’entreprises aéronautiques, qui relie Toulouse à Rabat au Maroc en 1919, puis Casablanca, et plus tard Casablanca à Dakar au Sénégal.


Toulouse-Casablanca-Dakar, voilà le parcours de ce Vent de sable. Un parcours qu’effectue Joseph Kessel avec comme pilote Émile « Mimile » Lécrivain (1897-1929), rien moins que le plus ancien pilote de cette ligne, qu’il a officiellement ouverte avec un premier vol commercial le 1er juin 1925.



Kessel a contribué à faire connaître du grand public cette aventure naissante du courrier postal aérien en racontant la captivité puis la libération du pilote Marcel Reine et de l’ingénieur Édouard Serre, capturés en juin 1928 par des Maures de la tribu « nsoumise » des R’Guibat, après que leur avion avait heurté une dune et réduits en esclavage pendant quatre mois.
Sur proposition de Reine et Serre, Kessel obtient de Didier Daurat, chef d’exploitation de cette ligne, l’autorisation de faire un vol Toulouse-Casablanca-Dakar comme passager, ce qui, à l’époque, ne se faisait pas. Un vol en compagnie d’Édouard Serre.




Vent de sable, ce n’est donc pas encore le Kessel grand romancier, mais déjà le Kessel voyageur et reporter.


Et ce récit de voyage en avion aurait été ennuyeux, s’il s’était concentré sur le vol, le bruit du moteur, les odeurs d’huile, les incertitudes de la navigation, la crainte des Maures hostiles qui rançonnent les aviateurs obligés de se poser en catastrophe. Ici, cependant, le lecteur est entraîné dans d’autres scènes, celles des escales et des rencontres humaines auxquelles elles sont propices.
Certes, il y a le désert, qui les menace et les envoûte en même temps. Certes, il y a les tempêtes de sable et les nuits noires.
Mais il y a surtout cette chaîne humaine, pilotes, mécaniciens, opérateurs de TSF (qui, même si elle est « sans fil », constitue un fil ténu liant les équipages volants aux stations au sol) et autre personnel au sol comme les interprètes, chaque maillon tendu vers une exigence première, quasiment obsédante : le transport du courrier et sa livraison à l’heure. A notre époque où nous acceptions que notre courrier n’arrive, à quelques kilomètres de chez nous, que deux ou trois jours après l’avoir posté (nette régression par rapport au « J+1 » presque systématique assuré il y a quelques années), il n’est pas facile de concevoir que ces pilotes étaient tellement investis dans cette mission qu’ils l’accomplissaient au risque de leur sécurité, au péril de leur vie parfois.




Il y a aussi les ambiances de ces escales, de ces oasis non pour chameliers mais pour aviateurs, les locaux techniques de la compagnie, les cabarets de Casablanca (comme celui dans lequel Rick Blaine incarné par Humphrey Bogart traînera son chapeau et son regard brillant, quelques années plus tard, dans le film de Michael Curtiz), les relations parfois difficiles avec les autorités et garnisons espagnoles dans ce Sahara occidental âprement disputé.


Le récit de Joseph Kessel prend une dimension particulière quand on sait que lors du vol qui a suivi ce voyage de Kessel, Émile Lécrivain et son radiotélégraphiste Pierre Ducaud disparaissent en vol, après avoir survolé Mazagan au Maroc, lors d’une liaison Agadir-Casablanca (31 janvier 1929). L’épave de leur Latécoère 26 est retrouvée le 2 février, et la mer rejette un corps (celui de Lécrivain ?) le 23 février, sur le rivage marocain entre Mazagan et Casablanca [source].

Émile Lécrivain

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Quelques pistes pour compléter la lecture de ce Vent de sable.

Une interview de 11 minutes (archives de l’INA, 1967) de Kessel par Pierre Desgraupes sur ce roman.


 

Bien sûr, le Courrier Sud (1929) d’Antoine de Saint-Exupéry, roman contemporain de celui de Kessel, d’inspiration autobiographique, dont le personnage central est un de ces pilotes de la ligne Toulouse-Casablanca-Dakar.



Et, pour jouer en famille ou entre amis, Aéropostale, un jeu d’Olivier Chanry et Michel Pinon, chez Asyncron.

 



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