mardi 31 décembre 2013

(Fl)ânerie cévenole

Passé à la postérité pour les chefs-d’œuvre que sont son roman Treasure Island / L’Île au trésor (1883) et sa nouvelle The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde / L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), Robert Louis Stevenson est également bien connu des amoureux des randonnées pédestres, surtout en France, grâce à ses Travels with a Donkey in the Cévennes / Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879).



Ces « travels », devenus seulement « voyage » en passant de l’anglais (ou de l’écossais, Stevenson étant natif d’Édimbourg) au français, sont autant singuliers que pluriels.
Singuliers, parce que c’est le périple d’un homme seul, accompagné d’une seule bête de bât, l’ânesse Modestine. Singuliers, parce que c’est l’occasion pour Stevenson, encore jeune (il n’a pas 30 ans) et pas encore célèbre (il ne publiera L’île au trésor que 5 ans plus tard), de faire déjà le point sur lui-même, sa vie, ses amours malheureuses. Singuliers, parce que c’est la lecture d’une romancière française, George Sand, qui donne l’envie à cet auteur écossais de découvrir l’Auvergne. Singuliers, parce que c’est surtout après la mort de Stevenson que ce récit de voyage va connaître la notoriété.
Pluriels, parce qu’ils sont une découverte géographique d’une contrée restée rude, mais aussi un cheminement historique dans les souvenirs des persécutions des Protestants (en particulier pendant la « guerre des Camisards » au début du XVIIIe siècle). Pluriels, parce que le récit que Stevenson tire de son voyage de moins de deux semaines mêle des textes écrits sur le moment – le journal de son périple – et des textes écrits plus tard – les précisions historiques sur l’écrasement du soulèvement protestant.



Balade poétique, réflexion spirituelle, ce Voyage avec un âne dans les Cévennes, en douze jours et trente lieues, se lit au pas d’un homme que rien ne presse et au rythme d’une ânesse qui ne dément pas la réputation d’entêtement de ces animaux auxquels il est toutefois difficile de ne pas s’attacher.

À ceux qui ont déjà lu le récit de Stevenson, comme à ceux qui ne l’ont pas encore lu (et le liront peut-être, ou peut-être pas), je conseille l’adaptation en bande dessinée, due à Juliette Lévéjac (éditions De Borée, 2013, 978-2-8129-0747-0). Son trait élégant et jovial sert de très belle manière l’ouvrage originel ; j’aurais toutefois préféré que le texte fût, par moments, moins présent, et laissât un peu plus de place à la flânerie et à la contemplation.



Les plus déterminés pourront mettre leurs pas dans ceux de Stevenson en suivant le chemin de grande randonnée 70 (GR70), explicitement dénommé « chemin de Stevenson ». Au besoin, ils bénéficieront des conseils de l’association Sur le chemin de Robert Louis Stevenson pour préparer leur voyage.




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jeudi 19 décembre 2013

Un fusil, un chien, une caravane, une plume

Quand Mille femmes blanches de Jim Fergus était paru en 2000 (traduction en français de One Thousand White Women: The Journals of May Dodd, 1998), je l’avais sciemment ignoré. Non pas sur un a priori négatif ou un manque d’intérêt pour le sujet, mais parce que le battage médiatique sur ce livre avait eu sur moi l’effet inverse de ce qu’il était censé produire : le rejet épidermique. Je n’ai donc pas fais connaissance avec ce Jim-là à cette époque.
Mais, si je n’ai toujours pas lu Mille femmes blanches, j’ai récemment découvert, avec grand plaisir, l’écriture de Jim Fergus grâce à son récit A Hunter's Road : A Journey with Gun and Dog Across the American Uplands (1992). Le titre de la traduction française, Espaces sauvages (Le Cherche midi, 2011, ISBN 978-2-7491-1132-2 ; fiche sur le site de l'éditeur), par sa sobriété, nous fait perdre le sens du titre original qui est, pour une fois, un bon indice du contenu.



Mes premières lectures de récits de chasse, fictionnels ou pas, ont été – pour autant que je m’en souvienne – des grands classiques comme La gloire de mon père (1957) de Marcel Pagnol, Tartarin de Tarascon (1872) d’Alphonse Daudet, Dersou Ouzala (1921) de Vladimir Arseniev (porté au grand écran par, entre autres, Kurosawa Akira en 1975), ou des ouvrages moins connus comme Peuples chasseurs de l’Arctique (1966) de Roger Frison-Roche.
Par la suite, c’est un genre qui ne m’a pas vraiment attiré, à part sous forme de documentaires télévisés sur des sujets spécifiques, comme la chasse du loup avec un aigle par les nomades des steppes asiatiques, et encore, sous un angle plus ethnographique que directement cynégétique.

En partant ainsi pour 5 mois avec son chien Sweetzer, son fusil et sa caravane pour un périple de 27.000 km à travers près de la moitié des États des États-Unis, pour tirer 21 espèces d’oiseaux emblématiques (et autorisées à la chasse !), Jim Fergus réalise son rêve d’adolescent. Et, pas égoïste, il m’a happé, au passage, dans son voyage, surtout par le ton qui l’imprègne de bout en bout. Ni apologie de la chasse ni réquisitoire contre cette activité, ce livre ne cherche pas à convertir le lecteur en chasseur ni en militant anti-chasse. Il souligne, sans chercher à donner des leçons mais sans dissimuler les responsabilités, les changements des paysages et des écosystèmes sous la pression de l’agriculture céréalière, de l’élevage, de la foresterie, l’ambiguïté des sociétés de chasse qui promeuvent le développement de leur activité (et donc de la mortalité sur les espèces chassées) tout en négociant avec les groupes forestiers ou industriels pour qu’ils préservent des habitats de ces espèces.


Jim Fergus mêle habilement le récit de ses parties de chasse, avec une touche d’autodérision que l’on imagine bien lu, en voix off, par un Jean Rochefort au mieux de sa forme, des considérations sur la gestion des espaces « naturels » aux États-Unis, et surtout des portraits qui font l’essentiel de la saveur de ce livre. Biologistes spécialistes de la gélinotte, guides de chasse au service de crétins (osons le mot) venus se couper de leur vie professionnelle en tuant quelques volatiles, romanciers et poètes de l’Amérique dite « profonde », amis de longue date perdus de vue et retrouvés à l’occasion de ce voyage, serveuses de bars à chasseurs, impossible de s’ennuyer en croisant tous ces personnages du quotidien et, en même temps, plus grands que nature.

Même si vous n’avez ni chien ni fusil, n’hésitez pas à suivre la piste de Jim Fergus !

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L’ouvrage du même Jim Fergus, The Sporting Road: Travels Across America in an Airstream Trailer – With Fly Rod, Shotgun, and a Yellow Lab Named Sweetzer (St. Martin's Press, 2000, ISBN 978-0-312-24245-9) semble une édition révisée / augmentée de son Hunter’s Road. Ce titre a le mérite d’une truculence particulière : La route de chasse et de pêche : voyages à travers l’Amérique dans une caravane Airstream – avec canne à mouche, fusil, et un labrador jaune nomme Sweetzer.



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lundi 16 décembre 2013

Le besoin d’une frontière ?

C’est une ébouriffante leçon de géographie que j’ai prise à la lecture d’Aux frontières de l’Europe de Paolo Rumiz (éditions Hoëbeke, 2011, ISBN 9782842304027 ; éditions Gallimard, collection Folio n°5410, 2012, ISBN 9782070447527). C’était ma première rencontre avec cet auteur prolifique, à la fois journaliste et écrivain et, en l’occurrence, voyageur. Grand voyageur, même. Mais pas une leçon de cette géographie réductrice à laquelle les enseignements scolaires peuvent nous cantonner, géographie de cartes austères et de chiffres qui ne le sont pas moins. Autant « la carte n’est pas le territoire », autant les chiffres ne sont pas les gens. Et ce voyage en compagnie de Paolo Rumiz est un voyage de géographie roborative, humaine, vivante. Bien loin du cloisonnement artificiel entre disciplines, cette géographie-ci se mêle d’histoire, de sciences naturelles, d’économie, de linguistique, et de tout un tas d’autres ingrédients qui se refusent à entrer dans des cases.


Paolo Rumiz a suivi, dans son périple, les frontières orientales de l’Europe. De l’Europe d’aujourd’hui, précisons-le, principalement prise dans son sens « conglomérat de pays rassemblés dans l’Union européenne ». Du Nord au Sud, de ce côté-là, de la frontière Finlande / Russie à la frontière Bulgarie / Turquie, de mer de Barents à mer Noire, on parle tout de même d’environ 6.000 km. En gros, c’est le double de la distance Paris-Moscou, ou bien la distance Paris-New York. Mais, plus que de distances, chiffrées, on parle ici de territoires aux noms qui sonnent beau, comme la Livonie, la Mazurie, la Bessarabie, ou encore la Courlande que Jean-Paul Kauffman avait rappelée à la mémoire de ses lecteurs. Des noms de territoires souvent emportés dans le tourbillon de l’Histoire, déchiquetés par les appétits impérialistes, remodelés par d’impitoyables et inhumains vainqueurs de guerres, écrasés sous les rouleaux compresseurs des totalitarismes. Des territoires dont les frontières ne doivent souvent rien à la géographie physique, aux fleuves, aux reliefs, mais tout au poids des conflits. Des frontières qui, aujourd’hui, séparent parfois des espaces où règne d’un côté la liberté de circuler et de l’autre le carcan d’une bureaucratie grisâtre et toute puissante.

(carte tirée de l'ouvrage)

Pourtant, le récit de Paolo Rumiz n’est pas un tableau d’une désespérante noirceur. Parce qu’il est bâti non pas sur la relation de ses pas, de ses déplacements en taxi ou en train, mais sur ses rencontres. Bien évidemment, chacune de ses rencontres n’a pas la prétention d’être représentative de tous les habitants de sa contrée ; mais chacun de ces rencontres, par les anecdotes qu’elle fait vivre à Paolo Rumiz et qu’il nous livre ensuite avec ses mots, constitue un bout de ce kaléidoscope foisonnant et, plus souvent qu’à son tour, surprenant : de l’éleveur de rennes au clerc ancien membre des forces spéciales russes, de l’orphelin déboussolé sortant de prison à la grand-mère qui cuisine ses blinis, des contrebandiers à la petite semaine aux douaniers kafkaïens, des orthodoxes schismatiques aux juifs, tenants de religions presque disparues de ces endroits. Quelques fantômes, aussi, ceux de peuples massacrés ou déplacés, et dont l’absence se lit en creux.



En lisant Rumiz, comment ne pas comprendre que certains puissent être attachés aux frontières ? Mais pas une frontière-mur, un repoussoir chargé de tenir « les autres » à distance. Plutôt une frontière-porte, de ces portes que l’on a plaisir à passer pour aller voir de l’autre côté. Une frontière à la fois repère d’identité et invitation à la découverte. Ce que les accords de Schengen ont fait tomber en partie et dont Paolo Rumiz nous aide à comprendre le manque, en se (et nous) confrontant aux frontières encore existantes, à ces marges orientales de « notre » Europe.

En lisant Rumiz, je m’interrogeais aussi, justement, sur « notre » Europe : tout européen (au sens politique) convaincu que je sois, ai-je vraiment plus de points communs avec un Lituanien (« européen », lui aussi) qu’il n’en a avec un Biélorusse (« non européen ») ? Que partageons-nous vraiment, nous, « Européens », qui soit plus solide qu’une monnaie pas tout à fait unique et un drapeau que nous ne brandissons, avouons-le, presque jamais ? Je n’ai pas de réponse à ma propre question.

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Pour accompagner le texte de Paolo Rumiz, n’hésitez pas à regarder les photographies de son amie Monika Bulaj, qui était à ses côtés pendant ce voyage aux frontières de l’Europe :
http://www.monikabulaj.com

Et plongez-vous dans les 4 articles publiés, suite à ce périple à deux regards, dans Courrier international en 2009. Et l’interview de Paolo Rumiz dans ce même Courrier international, en juillet 2011 : « Le cœur de l’Europe bat à l’Est ».


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dimanche 15 septembre 2013

L’aiguillon vers l’avenir

Je n’ai jamais mis une semelle de chaussure, un pied de cheval ou une roue de moto en Mongolie. L’envie ne m’en manque pas, mais le voyage ne s’est pas encore fait, si ce n’est au travers de livres, de photos, de reportages télévisés. Un de mes guides dans ce genre de voyage est l’écrivain Galsan Tschinag, que j’avais découvert grâce aux éditions Picquier, et à mes deux premières lectures de récits sous sa plume, Belek, une chasse dans le Haut Altaï, et La fin du chant.
Avec Die Karawane (1997 ; La caravane, publié en français aux éditions L’esprit des péninsules en 2006, et chez Picquier Poche en 2011, ISBN 978-2-8097-00328-3), c’est un voyage très particulier que Galtsan Tchinag nous raconte. Le récit en est d’autant plus particulier que Tschinag est à la fois l’organisateur de ce voyage et son narrateur.


Mais le mot « voyage » est trop faible. Plus qu’un récit de voyage, c’est un récit de migration d’un peuple. Mais pas une migration saisonnière dont les peuples nomades sont coutumiers. Ni une de ces migrations forcées, bien hypocritement appelées « déplacements de populations », conséquences de guerres ou d’« épurations ethniques » (expression immonde qui laisse penser que certains constituent des impuretés).
Cette « caravane » d’hommes, femmes, enfants, chevaux et chameaux, c’est celle par laquelle Galsan Tschinag ramène une partie de son peuple, les Mongols Touvas, jusque dans leur territoire d’origine, le district de Tshengel dans le Haut-Altai, le plus occidental des 21 districts de Mongolie. Tschinag s’était fait cette promesse à lui-même, pour « corriger », à sa manière, la dispersion territoriale dont les Touvas avaient été les victimes pendant l’ère sombre du communisme en Mongolie.



Le livre est fort, et dérangera peut-être certains lecteurs, non seulement par sa structure mais également par le ton de l’auteur.
La première moitié du livre replace le lecteur dans le contexte historique, géographique, politique, ethnographique, de cette drôle d’épopée, en aller-retour depuis les années sombres du joug des commissaires politiques jusqu’aux derniers préparatifs de la caravane. Tschinag est un personnage essentiel de cette partie du récit, mais il apparaît comme distancié de l’auteur, qui parle de lui-même à la troisième personne, sans utiliser son nom d’auteur.
Et la deuxième partie est le récit quotidien de cette migration, du 3 mai 1995 au 11 juillet suivant. Et là, Tschinag passe au « je », partageant avec le lecteur des images objectives et suggestives, ses élans et ses doutes, des scènes tragi-comiques et des réflexions profondes sur ces peuples pris entre leurs racines nomades et le confort piégeur et « déculturant » de la sédentarisation.



Ce qui peut dérouter, c’est la franchise avec laquelle Galsan Tschinag expose son ambition et son regard sur les Touvas.
Son ambition ? Rien moins que celle-ci, qui ouvre le prologue : « Je veux écrire une page d’Histoire ». Et qui revient en ouverture de l’épilogue : « J’ai voulu écrire une page d’Histoire. Voilà qui est fait. »
Quant aux Touvas qu’il ambitionne de réveiller pour cette migration de retour, Tschinag les dépeint abrutis d’alcool, chapardeurs, fainéants.
Alors, Galsan Tschinag, mégalomane et méprisant ? Je ne l’ai pas ressenti comme cela, au final, même si certains passages du livre sont cinglants. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un homme porté par un projet un peu fou, et pleinement décidé à sortir une partie de son peuple de ce qui lui semble une déchéance, pour lui redonner une dignité et un avenir (et pas seulement un retour dans le passé).

Tschinag aiguillonne les Touvas, et en cela il aiguillonne aussi l’esprit des lecteurs. Il nous fait quitter notre zone de confort, et c’est salutaire, même si ça peut déranger.


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mardi 10 septembre 2013

Courage, fuyons !

N’ayant pas franchement le goût du martyre « culturel », je n’ai jamais éprouvé de honte à laisser un livre me tomber des mains quand sa lecture devient une épreuve insupportable ; ni à quitter mon siège de spectateur face à un film, une pièce de théâtre ou une représentation musicale qui confine au calvaire.
Ma dernière retraite stratégique, en matière cinématographique, je l’ai mené face à une armée hétéroclite menée par quelques figures qui ont montré, en d’autres occasions, qu’elles ont – ou avaient – du talent (comme Fany Ardant, avec son charme à la fois proche et distant), épaulées par des gloires de la guerre précédente (Michel Serrault, qui parodie Serrault), trahies par des colonels qui ont acheté leur régiment sans avoir le moindre talent guerrier (Arielle Dombasle, qui donne envie de l’étrangler pour la faire taire), acoquinées avec des officiers fantasques qui ne brillent qu’à une bataille sur cinq (Vincent Perez, largement mieux inspiré dans Le Bossu de Philippe de Broca) ou dont on se demande ce qu’ils viennent faire là (Josiane Balasko, endossant un rôle tout en lourdeur et vulgarité), le tout sous le bâton d’un maréchal dont on a du mal à citer une bataille talentueuse (ne parlons même pas d’une bataille raffinée !).
Oui, aimables lectrices et lecteurs, j’ai battu en retraite – mais dans la dignité, bien sûr – face au Libertin (2000) de Gabriel Aghion.



Pour le dire simplement, ce Libertin est au genre libertin dix-huitiémiste ce que Blanche (2002) de Bernie Bonvoisin est au genre de cape et d’épée. Un « truc » indéfinissable, qui semble essayer de mélanger les références irrévérencieuses aux canons du genre et la kolossale farce franchouillarde. Indéfinissable, mais pas inqualifiable, au moins sur l’échelle de mes goûts : le degré zéro.
Je comprends qu’Éric-Emmanuel Schmitt n’ait pas été ravi de voir qu’Aghion a fait de sa pièce de théâtre, Le libertin (1997), dont le film s’est inspiré (de loin, en ce qui concerne la légèreté...).

Le libertin, c’est Denis Diderot, qui se réfugie dans le domaine rural du baron et de la baronne d’Holbach, pour écrire sans tarder l’article « Morale » de l’Encyclopédie. Manque de chance pour lui, le château des Holbach est fréquenté par une faune foutraque, un cardinal dévot, une nymphomane, deux bougres, un eunuque, j’en passe et des moins légers. Alors voilà Diderot en funambule, marchant sur le fil qui sépare la philosophie (et sa morale collective) et le libertinage (et ses plaisirs personnels).
Celles et ceux qui ont applaudi le Pédale douce du même Gabriel Agion – celui qui avait adapté la britannique et succulente et grinçante série Absolutely Fabulous (1992-2012) pour en tirer le navrant film Absolument fabuleux (2001) – applaudiront peut-être ce Libertin. Pour ma part, j’ai plié bagage.

Je vais plutôt me revoir Ridicule (1996) de Patrice Leconte ou Que la fête commence ! (1975) de Bertrand Tavernier. La comédie grinçante dix-huitiémiste, il y en a qui savent faire.


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jeudi 29 août 2013

T’as l’bonjour des Marquises

A tous ceux (dont je suis) qui aiment les carnets de voyage, témoignages impressionnistes en croquis et aquarelles et en lignes jetées sur le papier, à tous ceux (dont je suis) qui en ont assez que dès que l’on évoque les îles Marquises, les noms de Paul G. et de Jacques B. déboulent comme si personne d’autre n’avait vécu ou ne vivait aujourd’hui dans ces îles, à tous ceux (dont je ne suis pas) qui ont croisé dans ces eaux ou foulé ces terres et qui veulent en garder un souvenir vivant et coloré, et à tous les curieux qui aiment voyager par les livres, je conseille Ka’oha nui, carnet de voyage aux îles Marquises, de Sébastien Lebègue (éditions Au vent des îles, 2010, ISBN 978-2-9156-5461-5).

 


Près de deux mois de voyage, en octobre et novembre 2007, dont l’auteur nous offre le récit depuis l’attente dans la salle d’embarquement de l’aéroport de Faa’a sur l’île de Tahiti, jusqu’aux derniers regards, aux derniers mots, avant de quitter ces îles. Croquis en noir et blanc et aquarelles lumineuses, paysages panoramiques et portraits en gros plans, sites sacrés archéologiques et églises d’aujourd’hui, émeraude de la mer, noir du ciel chargé de nuages, rouge flamboyant des paréos, Sébastien Lebègue n’en reste pas aux habituels clichés de ces lointaines îles : il nous amène aussi au contact des Marquisiens, nous faisant partager des moments comme il les a lui-même partagés au gré des rencontres.


Aventure humaine et expérience artistique, selon les propres mots de l’auteur-dessinateur-peintre :
Ce projet était avant tout une belle aventure humaine et une découverte culturelle, mais je l’ai aussi vécu comme une performance et une aventure artistique. Dans ma recherche de mise en empreinte du présent, mon objectif était de noter à la fois l’environnement, d’inscrire les événements qui s’y produisaient et d’en nommer leurs acteurs.
Mon référé reflète mes rencontres instantanées ou prolongées, les anecdotes de vie que les marquisiens m’ont fait partager, mes observations culturelles et les diverses beautés de paysages. Il n’est le résultat que de mon parcours et de mes opportunités. Je me suis laissé guider avant tout par les propositions, les instants de vie et les circonstances du présent.
Ces 366 pages d’illustrations et de textes ont été produites aux Marquises. Ces compositions ont été notées dans l’instant pour qu’elles restent fidèles à la réalité du vécu. Les Marquisiens ont découvert ce même livre quand je l’ai produit en leur compagnie.

Même sans avoir lu ces mots de S. Lebègue avant d’avoir lu son livre (que j’ai emprunté, à la volée parmi d’autres livres, dans une médiathèque municipale), j’avais ressenti cela.


Un petit regret : la composition est parfois touffue, en particulier pour les textes, au point d’être un peu étouffante, ce qui est un paradoxe pour des îles et des gens si ouverts. C’est donc plutôt le genre de livre que l’on déguste, peu à peu, pour savourer sans engloutir. Il faut le prendre, le poser, le reprendre, s’en aller, y revenir.

C’est le genre de voyage que chacun entreprend à son rythme, mais un voyage qui ne se refuse pas.


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mercredi 28 août 2013

Le libertinage comme un art de vivre

A force de publier des billets autour de Sade et de son œuvre pour ce challenge Badinage et libertinage, les lecteurs vont finir par croire que le libertinage dix-huitiémiste se résumait à tourmenter d’innocentes jeunes filles qui n’avaient le choix qu’entre accepter d’être ballottées de baron salace en moine dépravé, et prendre leur vie en main en se prostituant pour gravir les échelons de la société.
Tout comme, à notre époque, le terme de « libertin » a fini par perdre son sens premier pour ne plus désigner que l’amateur de relations échangistes ou de pratiques débridées, tarifées ou non (et pas uniquement dans le cas des affaires impliquant un ancien très haut cadre d’une institution financière internationale, quelques-unes de ses connaissances et des demoiselles à la cuisse légère dont il dit ignorer qu’elles étaient des accompagnatrices à solde).


Bon, je n’irai pas jusqu’à prétendre que les libertins au XVIIIe siècle de ce temps-là n’étaient que des philosophes bousculant, à leur manière, l’ordre établi, qu’il soit moral ou religieux. Mais j’ai tendance à y voir, toutefois, au-delà de la seule licence des mœurs, un certain art de vivre, un art de la séduction, dans ce mélange des plaisirs de l’esprit et du corps.
Peut-être parce que ma conception du libertinage est joyeuse et raffinée, très directement inspirée par un Casanova beau parleur et « sapé comme un milord » (comme on dira bien des décennies plus tard), ou encore de l’image foutraque et jouissive que donne Bertrand Tavernier du régent Philippe d’Orléans (Philippe Noiret à l’écran, extraordinaire) et de l’abbé Dubois (Jean Rochefort, encore mieux) dans Que la fête commence !


C’est cette nature, complexe et non simpliste, que nous invite à découvrir La France au temps des libertins, un ouvrage concocté à plusieurs mains par Jacqueline Queneau (sociologue), Jean-Yves Patte (historien d’art et musicologue), Alexandre Bailhache (photographe) et Caroline Lebeau (styliste), aux éditions du Chêne (2001, ISBN : 2842772989).


La présentation de ces quatre personnes, sur le rabat intérieur du livre, est la suivante (comme le livre date de 2001, les références au « récemment » doivent être prises au regard de cette date, bien sûr.

« Jacqueline Queneau, sociologue, passionnée d’histoire, de musique et d’art plastique, apporte depuis de nombreuses années sa collaboration à différentes institutions culturelles. Elle participe à l’organisation de manifestations liées au patrimoine historique. En Bourgogne, dans le domaine du livre, cette universitaire contribue activement à la mise en valeur du patrimoine écrit ancien, et à la découverte de certains auteurs dans le cadre du « Livre en scène ».

Jean-Yves Patte est historien d’art et musicologue. Après avoir collaboré avec différents musées, il se tourne vers la recherche en archives et les publications. Il s’attache à montrer combien les habitudes du passé ont pu forger notre art de vivre contemporain. Il a été, récemment, avec Caroline Lebeau, consultant pour les arts de la table sur le tournage du film Vatel.

Jacqueline Queneau et Jean-Yves Patte ont publié, aux éditions du Chêne, Mémoire gourmande de Madame de Sévigné, Les Promenades de Chateaubriand et Les Promenades de Frédéric Chopin.

Alexandre Bailhache est photographe. Passionne de cuisine, de décoration et de jardins, il travaille avec les plus grands magazines en France et à l’étranger. Il a publié, aux éditions du Chêne, Mémoire gourmande de Madame de Sévigné, Rodin, le festin d’une vie et La Perse des écrivains-voyageurs.

Caroline Lebeau, styliste anglaise, travaille pour de nombreux magazines de décoration internationaux. Elle a participé également aux livres Mémoire gourmande de Madame de Sévigné et Rodin, le festin d’une vie. Elle a travaillé récemment sur les décors de table du film Vatel. »



Le livre aborde aussi bien les décors intérieurs et extérieurs des maisons et parcs où se tissaient les relations, que les parfums et les cabinets de curiosités, ou encore l’art des mouches et les dîners galants, les plaisirs de la chasse et de l’opéra.
Les textes ne sont pas une évocation superficielle de ces différents aspects, mais des articles qui arrivent à être à la fois courts et riches.


La composition du livre, elle, mêle très habilement de reproductions de tableaux (du Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy à la Jeune femme à sa toilette de Nicolas Lanfresen dit Lawrence), de gravures, de tapisseries, et de superbes photographies actuelles de parcs (châteaux de Canon et de Groussay, entre autres), de statues, de mobilier, de natures mortes, etc.


Plus anecdotiquement, le livre se termine sur un cahier fermé regroupant des reproductions de gravures (d’après Antoine Robel ou François Boucher, par exemple), et des extraits de textes libertins (Mirabeau, Boyer d’Argens, etc.).

Un ouvrage superbe.


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mardi 27 août 2013

Une Juliette sans folie

Les romans de Sade ont été servis de manière plus ou moins réussie, à mes yeux, lorsqu’ils ont été adaptés en bande dessinée. Autant la Justine de Guido Crepax m’a plu, par son graphisme, par les choix de composition des cases et des pages, autant le Juliette de Sade de Philippe Cavell (dessin) et Francis Leroi (scénario) m’a donné l’impression d’une BD pornographique plate.


La violence physique et mentale n’y manque pas, les scènes crues non plus, mais le trait, la construction, n’ont pas de souffle un peu « fou ».
J’avais dit, pour un autre billet de ce défi, que l’adaptation du roman Fanny Hill de John Cleland par ce même dessinateur était trop imprégnée de ce style « franco-belge » qui manque de panache, de mouvement. Ici, même défaut, pour moi.


Quant au scénariste de cette BD, Francis Leroi, n’oublions pas qu’il a été réalisateur de films aux titres particulièrement légers, comme L’infirmière n’a pas de culotte (1980) ou Cette salope d’Amanda (1978) (je précise, si besoin est, que j’ai trouvé ces titres sur sa fiche IMDB, et non dans ma vidéothèque personnelle !). C’est dire si le scénario de la BD promettait de faire dans la dentelle, en se basant sur l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice (1801) de Sade (Juliette étant, pour ceux qui ne sont pas familiers de leur arbre généalogique, la sœur de Justine).

Le duo a commis deux tomes : Juliette de Sade et L’ermite de l’Appenin (Éditions Dominique Leroy, 1979, ISBN 2-86688-002-1, et 1983, ISBN 2-86688-083-8 respectivement).


Alors, oui, dans cette Juliette de Sade de Cavell et Leroi, ça fout, ça fouette, ça tue, mais ça ne me convainc pas.


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lundi 26 août 2013

Coup de folie

Si vous décidez de lire Sade, de Griffo (dessin) et Jean Dufaux (scénario) (Glénat, coll. Grand format, 1991, ISBN 2-7234-1296-2) et que vous présupposez que les créateurs de Giacomo C. se sont penchés sur le Divin marquis comme ils se sont penchés sur le célèbre Vénitien, vous risquez d’être surpris. Peut-être même désagréablement surpris. Parce que ce Sade est à des lieues des récits vénitiens auquel ce duo a habitué ses lecteurs.


À quoi fut-il donc s’attendre au moment de se plonger dans ce Sade ? À rien. En tout cas, pas à une biographie ordonnée du marquis. Ni à une exégèse de son œuvre. Ni à un mélange des deux.
Il vaut mieux être ouvert à tout.

Il faut surtout accepter d’être conduit dans un labyrinthe de l’esprit, dans des jeux où se mêlent les pensées de Sade et celles de ses personnages. Sade-auteur, Sade personnage de ses propres écrits, Sade-personnage qui écrit, à son tour, et fait vivre ses rêves, ses fantasmes, ses hantises. Le lecteur est alors un funambule qui marche sur le fil entre raison et folie, entre réalité et rêve ou cauchemar. Sade-auteur et Sade-personnage bousculent l’ordre établi, se heurtent à ce nouvel ordre post-révolutionnaire, cette nouvelle « pensée unique ». Le Régime a changé, mais on ne peut laisser le peuple penser par lui-même. Alors, on ne peut laisser Sade écrire ce qu’il écrit, on ne peut laisser ses manuscrits sortir de sa cellule de Charenton, maison de folie plus que maison de fous. Les censeurs prennent même le soin de détruire tout portrait de Sade.
Pourtant, dans cet asile, on tient spectacle ! Le directeur de Charenton a fait bâtir un théâtre, où des « VIP » sains d’esprit viennent voir des pièces de théâtres écrites par Sade et dont la troupe qui les joue mêle des acteurs professionnels et des « résidents » de l’asile. Qui pourrait alors se prévaloir de savoir dessiner clairement la frontière entre fous et « normaux », entre folie et raison ? Très probablement pas le lecteur de ce Sade, lui-même bousculé par les différents plans du récit qui s’entremêlent.


Si Sade ne sortira pas vivant de cet asile, et si aucun portrait authentifié de lui n’arrivera jusqu’à nous, ses œuvres ont traversé les époques et vaincu ses censeurs. Griffo et Dufaux, dans cette BD à tout le moins déroutante, n’ont pas cherché à brosser un portrait historique de Sade, ils l’écrivent eux-même dans leur préface. Ils ont plutôt dessiné un labyrinthe dans lequel ils invitent le lecteur à se perdre. On peut alors comprendre que certaines critiques publiées sur le net fassent état de cette incompréhension face à un récit touffu, à plusieurs plans imbriqués. Être perdu dans une lecture peut se révéler particulièrement désagréable. Pour ma part, j’ai pris plaisir à errer dans ce labyrinthe.


Peut-être est-il plus prudent d’avoir lu quelques textes de Sade ou, au moins, quelques textes sur Sade et son œuvre, avant de suivre Dufau et Griffo dans ces méandres hauts en couleurs mais déroutants. À vous de voir si vous voulez tenter l’aventure avec ou sans préparation.


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Ce billet est une reprise, légèrement amendée, de ce que j'avais publié voici deux ans dans d'autres salons. Mais l'hôtesse de ce défi avait clairement indiqué, suite à une question posée en ce sens quant aux conditions du défi : "J'accepte tout à fait la réutilisation de certains sujets, tant que cela entre dans les catégories du challenge". D’où ce "recyclage", pour une catégorie qui n'est pas au cœur même du défi.



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dimanche 25 août 2013

Justine par Guido

Dans mon précédent billet, j’ai indiqué que c’est Guido Crepax qui m’a fait découvrir Sade, avec son adaptation en BD de Justine ou les malheurs de la vertu.


J’étais arrivé à Crepax par l’ambiance « roman noir et jazz » de son album L’homme de Harlem (Dargaud, 1979, ISBN 2-205-01562-1), à cette époque où les éditions Dargaud publiaient leur collection « Un homme – une aventure », riche d’au moins une douzaine de titres qui m’ont fait connaître l’école italienne, avec Hugo Pratt (L’homme des Caraïbes), Sergio Toppi (L’homme du Nil, L’homme du Mexique), Dino Battaglia (L’homme de la Légion), Attilio Micheluzzi (L’homme du Khyber) ou encore Milo Manara (L’homme des neiges).


J’ai rapidement été conquis par le trait de Crepax et le rythme qu’il avait insufflé à ce récit. Très peu après, je n’embarquais dans la lecture de Justine – d’après le marquis de Sade (éditions Le Square, 1980, ISBN 2-226-01050-5).


En revenant sur cet album après avoir récemment lu le roman de Sade, je me dis que Crepax a su faire tenir en environ 160 pages une grande partir de ce roman, sans vraiment le trahir. Certes, il y manque certains développements philosophiques dans lesquels le marquis emmenait ses lecteurs entre deux séances d’humiliation, de violence ou de stupre (ou, plus généralement, un mélange de tout cela), mais une partie essentielle s’y retrouve quand même.
 
Il convient de noter que dans la transposition des mots de Sade en dessins de Crepax, la charge est moins crue, la violence moins clinique. Oui, Crepax montre, mais je trouve qu’il ne s’appesantit pas. Alors, sans pour autant que cette Justine devienne, sous son crayon, un conte pour enfants, la lecture de cet album m’est nettement plus supportable que celle du roman.

La Justine de Crepax est aujourd’hui publiée en album « solo » (Delcourt, collection Erotix, ISBN 978-2-7560-2147-8).


Il y a une douzaine d’années, elle avait été publiée en album « duo », avec son adaptation d’Histoire d’O de Pauline Réage (Evergreen, 2000, ISBN 978-3822863428).



Cette Justine de Crepax est une adaptation en BD peut-être à découvrir avant de lire le roman.


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samedi 24 août 2013

Finalement, non merci

S’il y a quelqu’un avec qui je ne suis pas porté à partager des plaisirs, même par l’esprit, c’est Donatien-Alphonse-François de Sade. Il ne faut probablement pas juger une personne à son œuvre (sinon, Agatha Christie aurait été poursuivie comme tueuse en série), mais après avoir lu au moins un de ses livres, j’ai peine à croire qu’une personne à peu près saine d’esprit aura envie d’inviter le marquis de Sade à une soirée entre amis. Même si Sade a expliqué qu’il n’avait pas mis en pratique, loin de là, tout ce qu’il avait imaginé et jeté d’une plume rageuse, tortionnaire et meurtrière sur le papier, je ne suis pas entièrement rassuré. C’est, tout de même, un « divin marquis » aux fantasmes infernaux. Voulant secouer le monde qui l’entourait, Sade l’aurait mis sens dessus dessous en empruntant des chemins prônant une totale liberté d’expression.


Je n’ai peut-être pas choisi la plus « abordable » comme première lecture d’une œuvre de Sade ; car Justine ou les malheurs de la vertu, c’est quand même bien gratiné ! Alors, pourquoi celle-là, demanderez-vous peut-être ? Les dictionnaires et fiches de présentation des romans de Sade ne manquent pas, et cela aurait pu suffire à m’avertir. Ma réponse est simple : c’est la faute à Crepax.
Qui donc ?
Crepax, Guido Crepax.
Auteur de bande dessinée.


J’ai découvert Crepax en même temps que Pratt, au début des années 1980. L’un par sa Justine (1979), l’autre par sa Ballade de la mer salée (1967-1969, puis 1975). Même si c’étaient mes premiers pas dans la BD dite « adulte », il s’agissait de deux univers aux antipodes l’un de l’autre. Chez Pratt, je retrouvais ce qui m’avait fait rêver chez London, Monfreid et autre Peyré. Chez Crepax (je reviendrai sur cette Justine crepaxienne dans un prochain billet), j’entrais dans un univers inconnu, d’une dureté qui m’a refroidi, sans m’échauffer les sens ou l’imagination à un seul moment. Et cela ne m’avait pas incité à lire Sade dans le texte.

Plus tard, j’ai recroisé Sade en BD, grâce à Griffo et Dufaux (1991). Mais je n’avais toujours rien lu de lui.



Alors, ce défi « Badinage & libertinage » était l’occasion de tenter l’aventure de la littérature sadienne. Avec Justine, donc. La faute à Crepax, je vous disais. Et, tant qu’à faire, dans l’édition originale de 1791. Ou plutôt son fac-similé numérique, gracieusement mis à disposition sur gallica.




Qu’en ai-je retenu ?

En premier lieu, un déplaisir de lecture. Même si je crois quand il écrit, ailleurs, qu’il n’a pas commis dans la réalité tout ce que son esprit a imaginé et sa plume a transcrit, j’ai du mal à me sentir tenu par ses mots.
En outre, j’ai du mal à trouver, derrière la façade outrancière, la profondeur d’une réflexion sur la morale. J’ai du mal à voir dans ce roman l’acte philosophique et politique d’un défenseur des droits humains contre une société d’oppression.
Il est vite évident que Sade est dans l’exagération : sa Justine est à la fois trop naïve et trop imperméable à ses tourments dont elle se remet en un tournemain, ses tortionnaires trop pervers (quoique, avec les affaires sordides qui font les délices des voyeurs morbides des faits divers, de nos jours encore, je craigne qu’il n’y ait pas de limite supérieure à la perversité), la succession des « malheurs » – dans un crescendo d’atrocités – en devient presque mécanique.
Pour vanter la liberté de l’individu contre les carcans d’une société moralisatrice et religieuse (dans le roman, les criminels qui s’en prennent à Justine sont, entre autres, des membres de la noblesse et du clergé), cette charge ne m’emporte pas.


Justine la vertueuse se fait piétiner par les pervers toute sa vie, tandis que sa sœur Juliette, qui choisit de monnayer ses charmes, grimpe les échelons de la société. Faut-il le lire dans ce sens, au premier degré, ou à rebours ? Je reconnais qu’en arrivant (péniblement) au bout de cette lecture, je n’avais aucune envie de creuser plus avant la question. Monsieur le Marquis, j’ai trop de respect pour l’école péripatétique pour penser qu’une promenade outrancière en compagnie de Justine (ou de Juliette) me serait une profitable leçon de philosophie. Sur le libéralisme des idées, l’athéisme, ou encore la liberté individuelle, je préfère d’autres compagnies à la vôtre.


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