mercredi 19 décembre 2012

Les prémices du non

Voilà plus de trente ans que la France a aboli la peine de mort dans son système judiciaire, par sa loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 (« article 1er – La peine de mort est abolie. »). Un peu avant nos voisins allemands (1987) ou espagnols (1995), mais assez longtemps après la Finlande (1972), l’Islande (1928), l’Uruguay (1907), le Venezuela (1863) ou la Toscane (premier État abolitionniste, en 1786 !). Pour un pays se proclamant porteur de l’esprit des Lumières, on peut se demander à quelle vitesse se propage cette lumière-là...
Plus de trente ans, donc, depuis cette « loi Badinter ». Et bientôt 250 ans depuis un texte considéréecomme une des bornes majeures sur le chemin de l’abolition : Dei Delitti e delle pene (Des délits et des peines), l’ouvrage publié en 1764 par Cesare Bonesana, marquis de Beccaria (dit Cesare Beccaria), aristocrate milanais de 26 ans, nourri au lait des Hume, Locke, Montesquieu et Rousseau.



Des quarante-sept chapitres de ce court livre, c’est le chapitre XXVIII qui est plus directement consacré à la peine de mort. Ne nous y trompons pas, Beccaria ne cherche pas à faire disparaître la peine de mort du dispositif judiciaire de son temps. Et ses interrogations ne sont pas totalement humanistes ou charitables ; on peut même trouver son approche clinique, voire cynique – ce qui ne signifie pas que ce n’est pas percutant, ou que cela manque d’humanité –, puisqu’il interroge l’usage de la peine de mort sous l’angle de sa justice, de sa nécessité, et de son utilité sociale (et donc en se détachant des questions religieuses ou morales).
« La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la cause de l’humanité. »



Beccaria envisage que la peine de mort puisse rester un recours, dans deux cas particuliers : si le criminel, même privé de liberté, peut continuer à être un danger pour la nation ou menacer le gouvernement de révolution (ce qui a un arrière-goût de purge politique, non ?), et si la peine de mort peut avoir un effet dissuasif sur d’autres criminels potentiels (ce qui est paradoxalement opposé à l’affirmation que Beccaria avance, par ailleurs, sur la non-efficacité de la peine de mort en tant que prévention pédagogique des crimes).
Et sa proposition de remplacer la peine de mort par un « esclavage perpétuel » du condamné, pratique plus susceptible, d’après lui, de décourager les gens de commettre des crimes, peut faire frémir – ou sourire, selon le degré de détachement du lecteur – mais peut amener à réfléchir sur nos emprisonnements « à perpétuité » d’aujourd’hui.

Dei Delitti e delle pene a rapidement trouvé une grande diffusion en Europe grâce, notamment, à des traductions en français (dès 1766 par l’encyclopédiste Morellet, qui remanie profondément le texte) et en anglais (1768), et aux commentaires de divers auteurs en vue, dont Diderot et Voltaire. Plus qu’une réforme du système judiciaire et pénal, c’est une réflexion de fond sur la société, un débat sociétal et philosophique, plus que juridique, que Beccaria lance, par le biais de ces cogitations sur les délits et les peines.


Évidemment, dire que l’on va lire Des peines et des délits peut avoir un parfum de « devoir de philo » au lycée. Pourtant, à voir qu’aujourd’hui encore, les Français sont partagés en proportions presque égales entre partisans de la réintroduction de la peine de mort et partisans de la non-réintroduction (ces derniers n’étant majoritaires que de quelques %), il me semble intéressant de voir le temps qu’il a fallu entre ces idées exposées au Siècle des Lumières et leur concrétisation au XXe siècle. Et de se souvenir que lorsque Robert Badinter a présenté son projet de loi, et qu’il sera adopté par une Assemblée nationale alors majoritairement à gauche (369 voix pour et 113 contre) puis par un Sénat alors majoritairement à droite (161 pour, 126 contre) l’ont soutenu, près des deux-tiers des Français étaient opposés à cette abolition. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que l’opinion (étudiée au travers de sondages à ce sujet) devient majoritairement favorable à cette abolition !
C’est devant ce genre d’exemple que je suis content que les élus du peuple ne se contentent pas de voter dans le sens de « l’opinion publique », mais qu’ils sachent aussi provoquer – et obtenir – des changements de société.


Pour découvrir ce texte dans son intégralité, un petit coup de moteur de recherche sur l’internet permet d’accéder à la version originale italienne et à diverses traductions françaises.
À ceux qui préfèrent tenir un livre dans la main, je me permets de recommander l’édition de la traduction française par Maurice Chevallier, aux éditions Garnier Flammarion (1991, ISBN 978-2080706331, diverses rééditions depuis lors), puisqu’elle est préfacée par Robert Badinter.



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