dimanche 18 novembre 2012

Le roi des mers

Tous les chemins mènent à Rome, si l’on en croit l’adage.

Ceux qui mènent au Vaisseau de 74 canons de Jean Boudriot sont assurément moins nombreux. En particulier parce que c’est une destination beaucoup moins courue que Rome, une destination pour passionnés exigeants, plutôt qu’une destination pour tourisme de masse. Pour les amateurs de navires de guerre au temps de l’âge d’or de la marine à voile, ce Vaisseau de 74 canons est l’incontournable quadrilogie, LA somme, LE sommet. Le chef-d’œuvre d’un passionné, pour des passionnés.



Évidemment, pour ceux qui ne s’y intéressent pas trop, voire pas du tout, il est tout à fait possible de vivre sereinement sans jamais avoir lu le moindre ouvrage d’histoire navale ou d’architecture navale de Jean Boudriot (ou de ses collègues dans ce domaine). Quant aux curieux qui mettront peut-être le nez dans ce billet sans avoir connaissance de cette drôle de bête, la question qui leur viendra peut-être à l’esprit sera « Mais pourquoi 74 canons ? ».

Dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle et ce début du XIXe siècle où le vaisseau de 74 canons sillonnait, parfois seul et souvent en escadre, les mers du globe, des navires plus gros et plus armés existaient. Des navires de 100 canons et plus portaient les pavillons des amiraux dans les grandes batailles navales de l’époque, comme le HMS Victory (100 canons) de l’amiral anglais Nelson à Trafalgar (1805), ou L’Orient (118 canons) de l’amiral français Brueys à Aboukir (1798).



Le vaisseau de 74 canons était, en ces temps-là, considéré comme un navire de 3e rang, après ceux de plus de 100 canons (1er rang) et ceux de plus de 90 canons (2e rang). Mais il est entré de plain-pied dans l’histoire navale parce qu’il a constitué le cheval de bataille de la guerre sur mer : les ingénieurs qui l’ont conçu et développé ont réussi, avec ce navire, à conjuguer au mieux les qualités marines, la manœuvrabilité – seul ou en escadre –, la puissance de feu, la standardisation de la construction, et la maîtrise des coûts de production. Quand une des « grandes » marines occidentales – français ou anglaise – disposait d’une demi-douzaine de navires de 1er rang, elle comptait plusieurs dizaines de 74-canons.


On peut considérer, sans exagérer, qu’avant l’invention de l’avion, le navire à voile était la conception et construction humaine la plus complexe, et notamment en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour décortiquer un tel chef-d’œuvre d’esprit et de réalisation concrète, il serait illusoire de penser que quelques pages suffiraient.
Certes, il existe, fort heureusement, des livres qui permettent d’aborder le sujet en douceur, dont certains auxquels j’avais consacré des billets dans un blog voisin. Je pense notamment à des ouvrages comme La Vie privée des hommes à bord des grands voiliers du XVIIIe siècle, de Pierre-Henri Sträter (textes) et Pierre Brochard (illustrations) (Hachette, 1979, ISBN 2-01-004684-6) [billet], ou A bord d'un vaisseau de guerre de Richard Platt (textes) et Stephen Biesty (illustrations) (Gallimard, 1993, ISBN 2-07-58139-X) [billet], qui allient un texte simple et de nombreuses illustrations. L’ouvrage de Martine Acerra et Jean Meyer, La grande époque de la marine à voile (éditions Ouest France, collection De mémoire d'homme : l'histoire, 1987, ISBN 978-27373-00387) [billet], est un peu moins facile d’abord (ce n’est pas un livre « pour la jeunesse », contrairement aux deux précédents), et il manque d’illustrations pour un regard béotien.



Mais, pour les durs de durs, les passionnés du détail, ceux qui veulent tout savoir sur le vaisseau de 74 canons, de sa conception à son lancement, de sa quille à la pomme de ses mâts, des matériaux employés à sa construction à l’organisation de son équipage, le tout mis en perspective dans l’organisation des arsenaux français et l’emploi de ce type navire au combat, c’est la quadrilogie de Jean Boudriot, Le vaisseau de 74 canons. Traité pratique d’art naval. 1780 (éditions Ancre ; fiche sur le site de l'éditeur), publiée dans son édition originale de 1973 à 1977, qui fait référence.
Le tome 1 (166 pages, 16 planches, 106 figures) traite principalement de l’administration des ports et arsenaux, des bases de la construction, et de la charpente de la coque. Le tome 2 (212 p., 26 pl., 107 fig.), de l’accastillage et des aménagements. Le tome 3 (280 p., 13 pl., 134 fig.), de la mâture, de la voilure et du gréement, avec des compléments sur l’état de la marine royale en 1780 ou encore le coût de la construction du vaisseau. Enfin, le tome 4 (392 p., 17 pl., 167 fig.) aborde l’aspect humain, avec l’emploi des hommes et leurs conditions de vie, ainsi que les aspects pratiques de la manœuvre d’un tel navire et des opérations navales.
Pour ceux qui auraient un peu de mal avec le calcul mental, cette somme offre donc 1050 pages, 72 planches et 514 illustrations aux passionnés.



Cet ouvrage, comme d’autres publiés aux éditions Ancre, fait le bonheur des modélistes navals amoureux du détail, et en particulier de ceux qui sont versés dans le modélisme dit « d’arsenal ».
Pour ma part, le chemin qui m’a mené vers ce sommet est celui tracé par François Bourgeon dans sa série de bandes dessinées Les passagers du vent (éditions Glénat pour les 5 tomes du premier cycle) [billet]. Le soin et le détail portés par Bourgeon à reconstituer les extérieurs et les intérieurs des navires qui sont, plus que des décors, des personnages à part entière de cette œuvre, doivent beaucoup à la tétralogie de Boudriot et à la disponibilité de celui-ci pour partager ses connaissances et donner ses conseils. Un autre auteur de BD, Patrice Pellerin, créateur de L’Epérvier (éditions Dupuis, 8 tomes à ce jour ; fiche Bédéthèque), ne cache pas à quel point il est redevable aux ouvrages de Boudriot.



Compte tenu du prix de l’ensemble des 4 tomes (même sur le marché de l’occasion, qui est tendu sur ces ouvrages car ils sont recherchés par les passionnés), et comme c’est surtout un livre technique, qui ne se lit pas comme un roman ou une BD, ce n’est pas un achat qui se fait à la légère. Mais, près de 40 ans après la parution du premier tome, cette tétralogie reste une référence majeure dans le domaine.


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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :


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