dimanche 30 septembre 2012

Un vent de révolte

Si l’on me demandait de citer, rapidement, des mutineries célèbres dans la marine, il me viendrait à l’esprit celle ayant touché la flotte de la Manche de la Royal Navy britannique en 1797, celle des marins du cuirassé russe Potemkine en 1905 (remarquablement portée à l’écran par Sergueï Eisenstein en 1925), celle sur le destroyer chasseur de mines états-unien USS Caine en 1944 (non moins remarquablement portée à l’écran par Edward Dmytryk en 1954). Mais ce serait hypocrite de prétendre que la première qui vient ne serait pas celle survenue sur le navire britannique HMS Bounty en 1789.



Je n’irai pas rappeler les détails de cette célèbre affaire, mais uniquement ses grandes lignes : ce navire charbonnier, lancé en 1784 sous le nom de Bethia, a été acheté par la Royal Navy en 1787, et chargé d’une mission au long cours : se rendre jusqu’à Tahiti, en récupérer des plants d’arbre à pain destinés à être cultivés aux Antilles pour produire de la nourriture bon marché pour les esclaves. Au cours de l’expédition, les relations entre le commandant du navire, le lieutenant William Bligh (qui avait navigué, quelques années plus tôt, avec le célèbre navigateur James Cook), se dégradent jusqu’à ce que certains membres de l’équipage, sous la conduite du second maître Christian Fletcher, se mutinent, en avril 1789, seize mois après avoir appareillé d’Angleterre. Fletcher et les mutins chassent du navire William Bligh et des hommes lui étant restés fidèles (des aspirants, l’assistant du chirurgien, l’écrivain du bord, des hommes d’équipage), qui navigueront 47 jours et plus de 3.600 milles nautiques – soit plus de 6.700 km – dans une chaloupe de 7 mètres de long, avant de toucher terre au Timor. Les mutins, installés notamment sur l’île de Pitcairn, ont eu, pour la plupart, un destin funeste, et, de son côté William Bligh, acquitté en 1790 par la cour martiale qui le juge pour la perte du Bounty, poursuivra sa carrière navale, jusqu’à être vice-amiral de la Royal Navy en 1814.


Cette mutinerie est bien connue, pour les historiens, par des documents divers contemporains de l’affaire (le journal de Bligh, les minutes des procès, etc.). Mais, pour le grand public, elle est surtout connue par les romans et surtout les films qui s’en sont inspirés.

Charles Nordhoff et James Norman Hall ont écrit une trilogie de romans sur la mutinerie et les épisodes qui l’ont suivie : Mutiny on the Bounty (Little Brown and Company, 1932), sur la mutinerie elle-même ; Men Against the Sea (même éditeur, 1933-1934), sur l’odyssée de Bligh et des hommes embarqués avec lui dans la chaloupe ; Pitcairn's Island (même éditeur, 1934), sur le destin des mutins. Chacun des romans a pour narrateur un personnage réel ou fictionnel de cette épopée. 


Les lecteurs francophones pourront en trouver une traduction sous les titres respectifs de Les révoltés de la « Bounty », 19 hommes contre la mer et Pitcairn (éditions Phébus, collection Libretto, 2002, ISBN 978-2859408206, 978-2859408213 et 978-2859408220 respectivement).



Et ces romans ont servi de base à deux films :
D'abord Mutiny on the Bounty / Les révoltés du Bounty (1935), de Frank Lloyd, avec Charles Laughton (Bligh) et Clark Gable, sans sa légendaire moustache (Fletcher). Ce film n’utilise pas les éléments du troisième tome de la trilogie. 


Puis Mutiny on the Bounty / Les révoltés du Bounty (1962), de Lewis Milestone, avec Trevor Howard (Bligh) et Marlon Brando (Fletcher).


Attention, de son côté, le film The Bounty / Le Bounty (1984) de Roger Donaldson, avec Anthony Hopkins (Bligh) et Mel Gibson (Fletcher) est inspiré du livre Captain Bligh and Mr. Christian (1972), de Richard Hough (qui a également écrit sur la mutinerie du Potemkine).


S’il me fallait établir un classement de ce trio de films, je serais bien embêté.

Le « meilleur Bligh » des trois est, à mes yeux, celui incarné par Charles Laughton. C’est, d’ailleurs, des trois acteurs incarnant Bligh celui qui avait, au moment du tournage, l’âge le plus proche de celui de Bligh au moment de cette mutinerie : William Bligh avait 35 ans et Charles Laughton, 37 ; tandis que Trevor Howard et Anthony Hopkins étaient âgés de 49 et 47 ans, respectivement.

Ma préférence va au Fletcher auquel Marlon Brando donne vie. Mais je n’aurais pas voulu être à la place du réalisateur Lewis Milestone et de l’acteur Trevor Howard, qui ont eu à subir le comportement erratique de Marlon Brando pendant ce tournage.

Et, visuellement, c’est probablement le film de Roger Donaldson qui me plaît le plus. Et c’est celui qui donne de Bligh une image plus conforme à l’Histoire et moins caricaturale, plus complexe ; mais, en cela, Bligh-Hopkins perd parfois de la force par rapport à Bligh-Laughton ou Bligh-Howard.

À vous de vous faire votre propre idée sur ces trois films, chacun méritant amplement le détour !

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Pour une approche accessible et abondamment illustrée de cette mutinerie, je ne saurais trop vous conseiller L’histoire vraie des mutins de la Bounty, d’Yves Kirchner (Gallimard, collection Découvertes, 1988, ISBN 978-2070530649).




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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :



mercredi 26 septembre 2012

Les liaisons difficiles

Je fais partie de ces iconoclastes, de ces hérétiques sans vergogne, capables de soutenir, en toute bonne foi et sans provocation (ou si peu…), qu’ils préfèrent certaines adaptations cinématographiques à l’œuvre littéraire qui les a inspirés. Oui, je préfère le L. A. Confidential (1997) de Curtis Hanson à celui de James Ellroy, ou Les liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears à celles de Choderlos de Laclos, le Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick à celui de William Makepeace Thackeray.
J’avais quelques souvenirs embrouillés de L’amant (éditions de Minuit, 1984 ; ISBN 2-7073-0695-9 ; prix Goncourt cet année-là) de Marguerite Duras et quelques souvenirs lumineux de L’amant (1992) de Jean-Jacques Annaud. Ce défi Évasions tropicales était l’occasion de raviver mes souvenirs en relisant le roman et revoyant le film.

 
Autant le dire tout de suite, ce n’était pas sans a priori que je ré-abordais ces deux œuvres : je n’ai jamais vraiment eu d’atomes crochus avec Marguerite Duras, dont j’ai surtout en tête l’image bouffie d’alcool, la voix désagréable, et, cerise sur le gâteau, les flèches cruelles que Pierre Desproges lui avait décochées dans ses Chroniques de la haine ordinaire. Et vu que j’ai autant d’affection pour l’esprit et les mots de Desproges que Duras n’en avait pour la bouteille, je suis plutôt témoin à charge qu’avocat de la défense. En relisant L’amant, dont je reconnais que c’est le seul livre de Duras que j’ai lu, j’ai essayé de ne pas trop avoir l’auteur elle-même en tête. Mais je n’ai pas bien réussi.
De l’autre côté, Jean-Jacques Annaud m’a souvent séduit par ses films, et notamment les cinq qui avaient précédé L’amant : La victoire en chantant (1976), Coup de tête (1979), La guerre du feu (1981), Le nom de la rose (1986) et L'ours (1988).
Pour les a priori, j’étais donc mal parti.

Avec L’amant, Marguerite Duras, alors septuagénaire, tisse un court roman, fort et âpre, très directement inspiré de son enfance et de son adolescence en Indochine, avant qu’elle ne quitte Saigon pour aller mener ses études en France. La plume de Duras y est souvent rageuse, le récit haché, allant et venant, au point que le lecteur n’a pas vraiment de voie médiane : soit il se laisse totalement porter, acceptant d’être ballotté, sans se préoccuper du chemin emprunté ni de la destination, soit il est rétif aux secousses du récit et des mots, et il décroche. Face à ce style, il n’y a pas de place pour les tièdes : c’est chaud ou froid !
Pour moi, c’était froid. Cette relecture m’a donné un peu le même genre d’impression que lorsque je m’étais attaqué à White Jazz de James Ellroy, et que je m’étais cru assis en compagnie d’un conteur sous LSD, balançant toute l’histoire en vrac, charge au lecteur de faire le tri à la fin du livre, et de reconstituer le puzzle à partir de toutes les pièces éparpillées. Certes, les cahots de L’amant ne sont pas le chaos de White Jazz, mais le style Duras m’a un peu rasé. Je ne dois pas être suffisamment amateur de raggamuffin à 100 à l’heure pour apprécier le style Duras…

Je ne suis tout de même pas resté insensible au fond du roman, à ce regard sur une jeunesse, une beauté (et une vitalité ?) depuis longtemps perdues, à l’ambivalence de ce regard sur cette adolescence faite de bonheur et de souffrance familiale mêlés. Pas insensible, non plus, à cet esprit rebelle qui bouscule les convenances, dans cette relation brûlante, audacieuse, entre cette jeune « Européenne » née dans la banlieue de Saigon et son amant doublement interdit puisqu’il avait le double tort d’être Chinois et deux fois plus âgé qu’elle. Et le fait qu’il soit riche et elle pauvre ne devait pas arranger les choses.



Pour son Amant à lui, Jean-Jacques Annaud a élagué le roman de Marguerite Duras. Il l’a élagué à la cisaille, pour se concentrer sur la relation entre la jeune fille et son amant, laissant dans l’ombre ou dans le non-dit les autres aspects du roman, comme les relations – plus que difficiles – de la jeune fille avec sa mère et ses frères. Il en a retenu l’éveil de la jeune femme aux sens, à la sensualité, le pouvoir trouble de l’argent, et il a su filmer cela avec une force et une esthétique particulièrement marquées, en habillant tout cela de la lumière, de la moiteur et des contrastes de cette Indochine coloniale des années 1930.




Et, puisque j’ai signalé, plus haut, que je ne supporte pas la voix de Duras, je signale ici que, dans le film, la voix off est celle de Jeanne Moreau, une voix qui se prête remarquablement au rythme et au ton de ce film.
Le film vaut largement mieux que les futilités auxquelles certains ont voulu le réduire (Jane March avait-elle vraiment couché avec Tony Leung Ka Fai ? Qui était la « doublure corps » de Jane March pour les scènes érotiques ?).
 
Mais le film n’a pas plu à Marguerite Duras : trouvant que son Amant à elle avait été trahi par L’amant de Jean-Jacques Annaud, et qu’elle avait été elle-même trahie par Jean-Jacques Annaud, elle a voulu rétablir une sorte de « vérité de l’histoire » en publiant, presque au moment où le film arrivait sur les écrans, une nouvelle version de son roman, intitulée L’amant de la Chine du Nord (Gallimard, 1991, ISBN 2-07-072379-8). Comme j’ai eu du mal à relire L’amant, si vous voulez en savoir plus sur L’amant de la Chine du Nord, vous devrez le lire vous-même !


Je ne suis pas franchement client des bandeaux « le livre qu’il FAUT avoir lu » ou « le film qu’il FAUT avoir vu ». Vous pourrez très bien vivre sans avoir lu L’amant de Marguerite Duras ni vu L’amant de Jean-Jacques Annaud. Vous pourrez également très bien vivre en ayant lu l’un ou vu l’autre.

De mon côté, je vais me relire un petit bout des Chroniques de la haine ordinaire. Cela ne peut me faire que du bien !

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mardi 25 septembre 2012

Le point sur le défi "Évasions tropicales"

Le défi Évasions tropicales court jusqu’au 30 septembre 2012. Il s'agit d'écrire des billets sur des romans, essais, romans graphiques, etc. localisés dans des pays, des continents ou des îles de l’océan Indien ou de l’océan Pacifique.

Ce challenge comporte 3 niveaux :
- niveau Pirogue : 2 ouvrages et 1 œuvre littéraire adaptée au cinéma ;
- niveau Boutre : 4 ouvrages et 2 œuvres littéraires adaptées au cinéma ;
- niveau Frégate : 6 ouvrages et 3 œuvres littéraires adaptées au cinéma.

Par gourmandise, je l’ai relevé au niveau Frégate.



Voici les œuvres sur lesquelles j’ai publié des billets, pour l’instant (7 romans ou groupes de romans, 2 BD ou séries de BD, 5 films) :
  1. Hugo Pratt, La ballade de la mer salée (BD)
  2. Alain Testard, Éden cannibale (roman)
  3. Pierre D’Ovidio, Le choix des désordres (roman)
  4. Pierre Schoendoerffer, La 317e section (roman et film)
  5. Martin de Halleux, L’inconnu du Pacifique (roman)
  6. André Malraux, La voie royale (roman)
  7. Franck Giroud (scénario) et Norma (dessin), Pieter Hoorn (BD, 3 tomes)
  8. Marguerite Duras, L’amant, et Jean-Jacques Annaud, L’amant (roman et film, respectivement)
  9. une série de romans et de films sur la mutinerie de la Bounty : Charles Nordhoff et James Norman Hall, Mutiny on the Bounty / Les révoltés de la « Bounty », Men Against the Sea / 19 hommes contre la mer, et Pitcairn's Island / Pitcairn (romans), Franck Lloyd, Mutiny on the Bounty / Les révoltés du Bounty (film), Lewis Milestone- Mutiny on the Bounty / Les révoltés du Bounty (film), Richard Hough, Captain Bligh and Mr. Christian (roman), Roger Donaldson, The Bounty / Le Bounty (film).

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lundi 24 septembre 2012

Horizons méconnus

Trilogie de dessins et de mots, les aventures de Pieter Hoorn, de Franck Giroud (scénario) et Norma (dessin) nous font revivre ces temps où la connaissance des mers et des mondes à l’autre bout du globe pouvait faire – ou défaire – les fortunes des grandes compagnies maritimes européennes et la renommée des découvreurs et cartographes de ces confins.

En ce début des années 1690, c’est la Verenigde Oost-Indische Compagnie, la VOC, la Compagnie des Indes orientales fondée par les Provinces-Unies, qui règne sur les mers commerciales. Plus tard viendra le temps de la splendeur de l’East India Company britannique, et, plus modestement, de la Compagnie des Indes orientales française. Mais, hollandaise, anglaise ou française, une Compagnie des Indes, c’est surtout une entreprise aux dents longues, pas toujours honorable, brassant des capitaux non par poignées, mais par tonneaux, par ballots, par bateaux entiers. Et, en cette fin de XVIIe siècle, la VOC n’entend pas laisser ses affaires être bousculées par le retour, en plein Amsterdam, d’un marin censé avoir péri, avec tout le reste de l’équipage, dans le naufrage du Jupiter, aux antipodes.



Surtout que, à en croire le cartographe Pieter Hoorn, chez qui le marin survivant s’est réfugié avant de se faire assassiner, le Jupiter aurait fait naufrage, selon le point fait par son capitaine, au milieu de ce que les cartes en vigueur à l’époque considèrent comme les terres de la Nouvelle-Hollande (notre Australie d’aujourd’hui)...
Un équipage pas vraiment disparu au secours duquel la VOC ne s’est jamais lancée, des cartes pas vraiment fiables. La réputation de la VOC en pâtirait lourdement. Elle charge donc Pieter Hoorn, bien malgré lui, d’aller résoudre ce lointain mystère.
En pleine guerre de la Ligue d’Augsbourg (encore une qui voit Louis XIV en guerre contre le reste de l’Europe...), il va falloir jouer serré pour éviter tant les espions français que les encombrants alliés anglais ou les protestants ayant fui la France après la révocation de l’édit de Nantes une demi-douzaine d’années plus tôt : tous, en effet, avancent leurs propres pions sur cet échiquier complexe.



Au cœur de l’intrigue, le détroit entre la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Guinée, jadis décrit par Torrès (un navigateur portugais qui sera passé dans ces parages au début des années 1600) mais nié, depuis lors, par tous les autres explorateurs (même les plus grands de l’époque, comme Abel Tasman, au service de la VOC lui aussi) qui prétendaient la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Guinée soudées l’une à l’autre. Ainsi que la possibilité, pour les Français, d’installer une base ultramarine dans ces antipodes, capable de menacer Batavia (aujourd’hui Djakarta), plaque tournante du commerce hollandais dans cette partie du globe.



Évidemment, les rebondissements ne manquent pas, certains crédibles, comme la capture des aventuriers au large des côtes normandes et leur évasion des geôles françaises, d’autres moins crédibles. Parmi les éléments les moins crédibles, le fait de retrouver le Jupiter (tome 3, page 4), encore perché sur le récif sur lequel il s’est échoué. Je doute qu’un navire de bois soit capable de résister longtemps sur un récif battu par la houle.
Quant au rythme du récit, il se fait parfois si dense que l’on se plaît à imaginer qu’il aurait pu être aéré, sans pour autant être dilué, pour laisser le lecteur profiter de quelques respirations entre les scènes ou de moments pendant lesquels digérer le flot d’informations que le scénariste lui jette en pâture.



Malgré ces quelques défauts, cette trilogie en bandes dessinées, que l’on pourrait qualifier d’« aventure d’espionnage », reste une agréable lecture, vingt ans après sa parution.

Pieter Hoorn (éditions Glénat). Tome 1, La passe des cyclopes (1991, ISBN 978-2-7234-1327-5). Tome 2, Les rivages trompeurs (1992, ISBN 978-2-7234-1440-1). Tome 3, La baie des Français (1994, ISBN 978-2-7234-1790-7).


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Le lecteur amateur d’histoire maritime et de géographie de notre monde retiendra que le nom de Torrès a été donné à ce détroit par le géographe écossais Dalrymple en 1759, et que la réalité du détroit ne sera finalement confirmée que lors du premier voyage du capitaine James Cook, en 1770.



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La voie mortelle

Angkor, les temples millénaires engloutis par la jungle, certains – les plus grands – redécouverts, d’autres encore inconnus, l’École française d’Extrême-Orient, l'école des Langues O’, des écritures indéchiffrables par le premier venu, tout cela m’avait fait rêver quand, adolescent, j’étais titillé par l’envie de devenir archéologue. Une envie à laquelle la lecture de La Bible arrachée aux sables, de Werner Keller, n’avait pas été étrangère, même si je m’étais déjà, moi-même, arraché aux carcans de la Bible.


Et voilà que l’on m’offrait un roman publié plus de cinquante ans plus tôt, par André Malraux : La voie royale (Gallimard, 1930). Cette « voie royale » était celle qui, du Siam au Cambodge, allait des Dangrek à Angkor. La voie des grands temples. Des parages que Malraux connaissait bien, pour avoir été attiré par ces temples comme le papillon par la flamme, au point de s’y brûler les ailes, condamné à trois ans de prison pour avoir pillé lesdits temples et dérobé des bas-reliefs. Ironique début de carrière pour celui qui, des décennies plus tard, sera le ministre de la Culture que l’on sait, ardent défenseur du patrimoine et de la création.


La lecture de La voie royale m’avait déjà secoué à ma première lecture. Depuis lors, il m’est arrivé de la relire, comme j’apprécie de relire d’autres romans de Malraux.
La voie royale plonge ses racines dans l’aventure khmère de Malraux. On y sent, dans le personnage du jeune archéologue Claude Vannec, le même appel tentateur pour les temples antiques perdus dans la jungle. On y sent l’appel de ces îlots de civilisation abandonnés dans un océan vert, humide, hostile. La fascination de Vannec pour son compagnon d’aventure, Perken, baroudeur danois (pas allemand, mais « danois à cause de la rétrocession du Schleswig imposée par le traité de Versailles »).
Mais cette Voie royale est un chemin vers l’enfer. Là-bas, au cœur de la forêt indochinoise, Vannec et Perken se lancent à la recherche à la fois des richesses de temples khmers, que Vannec compte bien monnayer de retour en Europe, et de Grabot, un déserteur, un homme pour lequel Perken avait « une grande sympathie et une grande méfiance ». Vannec et Perken sont, dans cette quête, liés l’un à l’autre par leurs obsessions respectives de la mort, de s’en affranchir en marquant le futur de leur empreinte. Ainsi, Perken rêve-t-il de « laisser une cicatrice sur cette carte » ; Il a longtemps caressé l’idée de créer une force militaire faite de guerriers de toutes les tribus libres jusqu’au Haut-Laos et de se tailler, à leur tête, un royaume à la faveur d’un conflit qui, selon lui, ne manquera pas d’éclater, enter colonisateurs et colonisés, ou entre colonisateurs seulement.


Vannec et Perken vont devoir affronter la forêt indochinoise, les trahisons de leurs guides, les lancettes empoisonnées, l’avancée, aussi, de la « civilisation » qui, par la route ou le chemin de fer, avance en pays « insoumis ». Pourtant, il ne faut pas s’y tromper ; nous sommes, ici, bien loin de Bob Morane ou d’Indiana Jones sur la piste de quelque temple, maudit ou pas. Il flotte ici l’odeur entêtante de cette pourriture qui ronge l’esprit et le corps. Le lecteur accompagne Vannec et Perken sur ce chemin sans retour, comme il accompagne Marlow remontant vers l’horreur incarnée par Kurtz dans Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad, ou Willard remontant le fleuve vers le même Kurtz dans l’adaptation que Francis Ford Coppola a tiré de Conrad pour son Apocalypse Now (1979). La scène du sacrifice du buffle dans le film de Coppola me venait d’ailleurs facilement à l’esprit en lisant les mots de Malraux décrivant la mort d’un gaur.

Cette Voie Royale se révèle donc un chemin de plus en plus noir, dans un enfer vert, dans une moiteur où se mêlent rêves d’Eros et peur de Thanatos, la main tendue vers des rêves qui s’enfuient.


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Par les yeux de James Cook

Petite excursion, avec ce billet-ci, vers l’océan Pacifique, à bord du Resolution (que les Anglais appelleraient « la » Resolution, puisque que, pour eux, les navires sont des objets au féminin) sous le commandement du capitaine James Cook.

Les Français ont, quand il s’agit des « grands marins », la mémoire sélective. Ainsi, ils retiennent facilement les exploits des corsaires comme Dugay-Trouin ou Surcouf, mais oublient tout aussi facilement les lourdes défaites stratégiques face à des amiraux anglais exceptionnels, dont Nelson n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.
Pour ce qui est des explorateurs dans le Pacifique au temps des Lumières, c’est un peu la même chanson. Bougainville et Lapérouse sont portés au pinacle, tandis que Cook est regardé du coin de l’œil seulement. C’est se montrer bien chauvin, et bien ingrat envers James Cook. Rien ne prédisposait celui-ci à aller accrocher son étoile dans le ciel des grands explorateurs. Second fils d’un valet de ferme du Yorkshire, il était certes un marin confirmé, mais avait fait ses classes dans la marine marchande, et n’était donc pas aussi en vue que John Byron ou Samuel Wallis, aristocratiques officiers de la Royal Navy à qui la couronne britannique avait confié des expéditions vers le Pacifique peu après la fin de la guerre de Sept Ans.



Et c’est sur un modeste navire charbonnier, sans grande élégance mais construit pour affronter les mauvaises mers du Nord avec ténacité, rebaptisé Endeavour, que James Cook, appareille en 1768 pour les antipodes. Ce sera le premier de ses trois « voyages » (les deux autres sur le Resolution, un aviso de la Royal Navy), qui lui permettront de découvrir, décrire et cartographier une très grande partie du Pacifique et de ses îles, petites et grandes. Dans son premier voyage (1768-1771), Tahiti et son archipel, la Nouvelle-Zélande, les côtes est et nord-est de l’Australie, le détroit de Torres entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée. Dans son deuxième voyage (1772-1775), les grandes latitudes Sud, jusqu’au cercle polaire antarctique, mais aussi l’île de Pâques ou encore les Tuamotu. Et dans son troisième voyage (1776-1779), encore le Pacifique Sud, puis une remontée vers le Nord, les îles Sandwich, les côtes occidentales du continent nord-américain, jusque dans l’océan Arctique à la recherche du passage du nord-ouest par-delà le détroit de Béring entre Amérique et Asie, et une redescente vers les îles Sandwich, que ses habitants appellent Hawaï.
Hawaï, où un vol de chaloupe est l’étincelle qui met le feu aux poudres entre Anglais et insulaires. Dans l’escarmouche qui s’ensuivra, James Cook trouve la mort. C’est le 14 février 1779.

C’est à la rencontre de ce James Cook que Martin de Halleux invite les jeunes lecteurs, avec L’inconnu du Pacifique (Bayard Jeunesse, 2001, ISBN 978-2227-739079). Un récit à la première personne, où le capitaine Cook, compte, à sa manière et en touches sensibles, ce qu’il retient de ce troisième voyage dont il ne sait pas qu’il sera la dernier.
Et cet « inconnu du Pacifique » est triple.
C’est, bien entendu, l’horizon inconnu, à la lecture des ordres que l’Amirauté lui donne, qui l’envoient du Pacifique Sud au Pacifique Nord. « J’ai glissé lentement mon doigt sur la route imaginaire de mon bateau : départ d’Angleterre, escale au sud de l’Afrique ; puis je descends vers l’Antarctique, je passe sous l’Australie, j’arrive en vue de la Nouvelle-Zélande, je gagne les îles de l’Amitié et Tahiti. Après, c’est à peu près l’inconnu. »
C’est aussi l’inconnu de l’Autre. « Des tribus aux rites étranges, aux langues incompréhensibles. Des êtres que nous découvrirons, qui sait ? habitant dans les arbres, des huttes ou cachés au fond de grottes sombres et humides ? Qui sont-ils, ces hommes perdus au milieu du Pacifique ? »
Et, bien sûr, l’inconnu que l’on a en soi. « D’ordinaire, j’aime ces moments étranges où je me confronte à un inconnu plus riche que mon imagination. Mais, ce soir-là, j’ai l’esprit ailleurs. Je ne comprends plus pourquoi, depuis des années, je passe ma vie sur les océans du monde. Quelle arrogance ! ».
Cependant, c’est aussi dans ces mêmes moments que la lumière se fait. « Cela me semble si vain, soudain ! Pourtant, au fond de moi-même, j’ai toujours l’étrange intuition que tout ceci, s’il est respectueusement mené, pourrait un jour servir l’humanité. »


Arrogant et pétri de doutes, parfois despote avec son équipage mais curieux du monde qui l’entoure, tel est le capitaine Cook que ce roman nous fait découvrir. Puisse-t-il amener les jeunes lecteurs (et les moins jeunes) à regarder ce James Cook avec des yeux moins franco-chauvins, et à le voir pour ce qu’il est, un des grands explorateurs de l’histoire, et probablement le plus grand explorateur maritime du siècle des Lumières.
Et que ce portrait de Cook ne fasse pas oublier tout ceux qui ont navigué avec lui, marins et officiers, scientifiques et artistes. Parmi eux, pour l’anecdote, un maître de manœuvre du nom de William Bligh.
William Bligh, Christian Fletcher, le (la ?) Bounty, ça ne vous dit pas quelque chose ? Une autre histoire, pour un autre billet !


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À hauteur d’hommes

Pour autant que je m’en souvienne, j’avais découvert l’Indochine « française » au travers de romans comme Les tambours de bronze (1965) de Jean Lartéguy, La duchesse (1979) de Lucien Bodard, et La 317e section de Pierre Schoendoerffer. Par la suite, j’ai découvert le reste de l’œuvre de Schoendoerffer, tant ses romans que ses films, et j’ai eu le plaisir de partager avec lui une discussion en tête à tête, en juin 2011, à l’occasion d’une manifestation autour des « écrivains de marine ».
C’est au Crabe tambour que va ma plus profonde affection parmi les créations de Schoendoerffer, mais c’est à La 317e section, sous ses deux formes (le roman et le film) que je vais consacrer ce billet. Les deux formes sont inextricablement liées, le roman – son premier, publié en 1963 – étant quasiment écrit comme le scénario d’un film (mais pas le premier de Schoendoerffer), arrivé sur les écrans en 1965.



Réduire La 317e section à un roman et à un film « de guerre » - tout comme réduire Les nus et les morts (1948) de Norman Mailer à un « roman de guerre » – reviendrait à passer totalement à côté de ce qui en fait la force. La 317e section, c’est plutôt la « chronique d’une mort annoncée », celle d’hommes que la vie précédente a séparés mais que les épreuves vont rapprocher, jusqu’au drame final. La 317e section, c’est la tragédie grecque dans les fabuleux décors indochinois.

Mai 1954. Diên Biên Phu, modeste chef-lieu de l’administration coloniale française dans le Haut-Tonkin, est devenu un nom connu du monde entier, ou presque. L’état-major français a voulu en faire sa forteresse au Nord-Laos, un camp retranché sur lequel les divisions viêt-minh viendraient se casser les dents. En fait de forteresse, Diên Biên Phu se révèle un piège dans lequel l’armée française s’est elle-même enfermée et dans lequel vont s’engloutir non seulement les troupes d’élite françaises et leurs alliés indochinois, mais aussi les derniers lambeaux d’espoir de conserver cette colonie.
Mai 1954. Diên Biên Phu est assiégé, et tous les renforts sont bons à prendre, pour essayer de desserrer l’étau ennemi. Tous les renforts, même ceux de cette « 317e section », une unité supplétive constituée d’une quarantaine de Cambodgiens et commandée par un quarteron d’officiers et sous-officiers français. La 317e section reçoit l’ordre de délaisser son poste de Luong Ba pour foncer vers le sud et rejoindre à Lao Tsaï la colonne du colonel de Crèvecœur qui « monte » à Diên Biên Phu pour y récupérer les éventuels rescapés. Une paille ! Cent cinquante kilomètres de terrain accidenté, et des ennemis qui veulent les intercepter...


À la tête de la section, le sous-lieutenant Torrens, fraîchement émoulu de l’école militaire de Saint-Cyr ; l’élite des officiers, sur le papier au moins. À ses côtés, l’adjudant Willsdorf, un Alsacien enrôlé de force dans l’armée allemande pendant la deuxième guerre mondiale, rompu à la guerre et surtout à l’Indochine. Deux personnages, deux caractères opposés. On pourrait craindre, en première approche, un portrait caricatural de cette opposition, tant les conflits entre un vieux briscard formé sur le tas et un jeune coq tout droit sorti de l’école ont été servis et resservis aux lecteurs de romans et aux spectateurs de films depuis des décennies. Mais ce tandem Torrens-Willsdorf est peint de manière plus subtile, et l’évolution de leur relation est donc plus crédible que dans d’autres œuvres littéraires ou cinématographiques.
Certains pourront faire la moue face à ce récit d’une de ces « amitiés viriles » nées entre des frères d’armes dissemblables, et de ces aventures « exotiques » aux frontières de l’empire. Pourtant, La 317e section ne fait, à mes yeux, l’apologie béate ni de la condition militaire ni du colonialisme. Oui, ces hommes – Français comme Indochinois – font leur métier de soldat, obéissant à des ordres dont ils ne discutent pas la légitimité, ni même l’intelligence. Mais chacun, à sa manière, aime ce pays. Et quand ils parlent de ce pays, ce sont des mots d’amour, même quand ils se plaignent du climat, du relief.
L’amour pour ces matins où la brume habille les crêtes. L’amour pour ces jours de pluie qui rendent misérable la vie des soldats mais fécondent les vallées. L’amour pour ces Indochinois qui, s’ils sont absents du récit – à part les hommes de la section – sont présents dans les pensées des uns et des autres.

Pierre Schoendorffer, qui s’était engagé à 24 ans pour l’Indochine, comme opérateur dans le Service cinématographique des armées (SCA) et avait donc partagé la vie quotidienne du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient, jusqu’à être fait prisonnier, lui-même, à Diên Biên Phu, nous peint ce petit groupe d’hommes et sa marche tragique vers un destin funeste. Il le peint dans les mots de son roman, et dans les images de son film, magistralement servi par le chef-opérateur Raoul Coutard ; il est d’ailleurs étonnant de voir comment cet « ancien » de l’Indochine, lui aussi, et par ailleurs cinéaste pleinement plongé dans la Nouvelle Vague, a su mêler ces deux cultures pour filmer cette 317e section, dans une sorte de réalisme esthétique.



Tournée au Cambodge, non loin de la frontière vietnamienne, dans des conditions spartiates qui éprouvent autant les acteurs que l’équipe technique et donne, à l’écran, ce ressenti réaliste (les traits creusés des acteurs en témoignent), La 317e section est superbement portée par le duo formé par Jacques Perrin (Torrens) et Bruno Cremer (Willsdorff), et une prenante galerie de personnages secondaires.


De cette 317e section, certains mourront au combat dans la jungle indochinoise, ou pendant leur détention après la chute de Diên Biên Phu, ou bien loin de la jungle, dans un djebel aride pendant la guerre d’Algérie. Quand aux « supplétifs locaux » indochinois, leur sort après la défaite française ne sera guère plus enviable que celui des harkis après la guerre d’indépendance de l’Algérie.

Écrit et filmé au plus près des hommes, La 317e section ne nous donne pas de leçon. Elle nous invite à regarder ces hommes dans les yeux, et à y voir ce qu’ils sont, ce qu’ils font, à ras de terre et non dans les hautes sphères de décisions politiques et stratégiques.

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jeudi 13 septembre 2012

Balte tragique

Les tapages autour d’une œuvre – littéraire, cinématographique, musicale – me laissent rarement froid. Et, la plupart du temps, tout comme les messages publicitaires à la télévision ou à la radio, ils ont tendance à me détourner totalement du produit en question. Quand la vague du « polar scandinave » a commencé à faire fureur sous nos latitudes, il y a une dizaine d’années, je reconnais lui avoir sciemment tourné le dos : vous m’assommez avec du scandinave ?, je lirai du cubain ou du chinois ! Surtout que du « polar nordique », ça faisait quand même des lustres qu’il s’en publiait : pour autant que je sache, Maj Sjöwall et Per Wahlöö, duo à la plume et couple à la ville, ont publié leur série de romans mettant en scène leur inspecteur Beck du milieu des années 1960 jusqu’à la mort de Wahlöö au milieu des années 1970.
Tout le tintouin orchestré sur le « nouveau souffle policier venu du Nord » m’a donc rendu sourd aux sirènes des éditeurs des traductions françaises, et comme je ne lis ni le suédois, ni le norvégien, ni le danois dans le texte, il m’a donc fallu bien longtemps avant que j’accepte de me pencher sur un polar d’Henning Mankell, par exemple (et je ne suis pas encore à la veille de lire la trilogie Millenium de Stieg Larsson !).


La quatrième de couverture des Chiens de Riga (Hundarna i Riga, 1992 ; traduction française aux éditions du Seuil, 2003 ; réédition en collection Points Policier, ISBN 978-2-02-063893-7) a tiré sur ma corde sensible : un auteur suédois résidant souvent en Afrique, un inspecteur de police suédois, des cadavres peut-être russes et un canot de sauvetage probablement yougoslave, une enquête en Lettonie, cette salade pouvait se révéler surprenante… dans le bon sens comme dans le mauvais.
Eh bien, finalement, la lecture s’est révélée agréable.

L’inspecteur Kurt Wallander m’est pourtant apparu plutôt fade, tant Mankell le rend falot à force de vouloir le rendre « normal » (je ne vais pas me priver d’utiliser ce qualificatif au seul prétexte qu’il est devenu le leitmotiv d’un candidat-président puis d’un président, suivez mon regard…). Wallander a des états d’âme, Wallander a des problèmes de cœur (des peines d’amour, pas de la tachycardie, entendons-nous bien), Wallander a tendance à picoler, Wallander a la trouille parfois, … Bon, Wallander n’est pas James Bond, mais je l’ai vite compris et je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle toutes les dix pages.
Peut-être que les lecteurs de la série entière finissent par s’attacher à ce personnage, mais, à la lecture de cet unique tome, je ne me suis pas senti d’atomes crochus avec lui.


Néanmoins, j’ai surmonté mon manque d’empathie pour ce personnage couleur de muraille, et j’ai apprécié une grande partie de cette histoire en jeux d’ombres, en faux-semblants, jusque dans cette paranoïa sociétale qui suinte des gens et des lieux de cette Lettonie encore sous la botte soviétique (l’intrigue se déroule en 1991, avant l’accession de la Lettonie à l’indépendance).
J’ai retrouvé dans ces Chiens de Riga des ambiances de romans d’espionnage et de romans policiers ancrés « derrière le rideau de fer », pendant la guerre froide ou au temps du Kremlin triomphant, les odeurs du Berlin-Est de Len Deighton ou du Moscou d’Edward Topol et Fridrikh Neznansky. La Lettonie, sous la plume de Mankell et les yeux de Wallander, ça sent la peur et la délation, les petits et grands trafics, le courage et la trahison. Un flic letton peut-il être autre chose qu’un agent à la solde des pro-russes ? De deux flics lettons, y en a-t-il un de fiable ? Voilà Wallander marchant sur la corde raide, sans filet, bien loin de sa Scanie natale, devenu fouineur clandestin en mémoire d’un flic letton honnête. Voilà Wallander sous le charme de Baiba, un peu comme Arkadi Renko, l’inspecteur moscovite né sous la plume de Martin Cruz Smith, s’attachait à Irina dans Gorky Park ; il y a des élans du cœur qui vous rendent téméraire.

Pour autant, le roman manque parfois de rythme, de tension. Et le dénouement façon « qui est le vrai méchant de l’histoire ? Est-il un faux-ami ou un faux-ennemi ? » m’a paru un poil convenu.

Au final, une lecture plutôt agréable, sans pour autant me donner envie de me lever la nuit et lire un autre roman de la série. Ce polar scandinave n’était pas le roman renversant que certains me promettaient.

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Cinéphiles et télévores, sachez que plusieurs romans d’Henning Mankell ont fait l’objet d’adaptations ciné et télé, dont ces Chiens de Riga : Hundarna i Riga (1995), réalisé par Per Berglund, et, très récemment, Wallander - The Dogs of Riga (2012), réalisé par Esther Campbell, avec Kenneth Branagh dans le rôle de Wallander, un épisode de la série télévisée de la BBC sur les enquêtes de l’inspecteur Wallander (saison 3, épisode 2) qui sera diffusé le 16 septembre 2012.

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mercredi 12 septembre 2012

Y’a un Turc ?

Voici une aventure qui se déroule pendant la guerre russo-turque.
La quoi ?
La guerre russo-turque !
D’accord, mais laquelle ?

Ah, il est vrai que la précision n’est pas inutile, vu que ces deux empires, le russe et l’ottoman, ont développé, sur plus de 350 ans, une persévérance certaine à se faire la guerre l’un à l’autre. Celle-ci, donc, celle de 1877-1878, est la dixième ou la onzième, suivant que l’on compte, ou pas, la guerre de Crimée sur la liste. Le tsar Alexandre II et ses conseillers rêvent de construire un grand arc slave de la mer du Nord à la Méditerranée, notamment en poussant les peuples slaves d’Europe centrale – Bulgares, Roumains, Serbes, Bosniaques et autres Monténégrins – à se libérer du joug ottoman et, bien entendu, à venir se placer dans le giron « bienveillant » de la grande Russie.
De son côté, l’empire ottoman était secoué par des crises politiques internes (le sultan Abdülaziz abdique en mai 1876, son neveu Mourad V lui succède mais ne règne que 3 mois avant d'être emprisonné par son propre frère Abdülhamid II) et des soulèvements de certains sujets (la rébellion bulgare de 1876 est écrasée dans le sang) et frappé par une très grave crise économique.
Les autres puissances européennes, comme l’Autriche-Hongrie et le Royaume-Uni n’hésite pas à souffler sur les braises qui couvent entre Russie et Turquie.
Finalement, après d’intenses grenouillages pour se trouver des alliés dans les Balkans, la Russie déclare la guerre à la Turquie en avril 1877.

Voilà grossièrement planté le décor de ce roman de Boris Akounine, Le Gambit turc (Touretskij Gambit, 1998 ; traduction française 2001, aux Presses de la Cité, Editions 10/18, collection Grands détectives n°3470, ISBN 2-264-03552-8).



Le terme « gambit » sonne d’une manière familière aux oreilles des joueurs d’échecs. Aux oreilles, aussi, des fans de la dernière série (1976-1977) des Chapeau melon et bottes de cuirThe New Avengers, en VO – dans laquelle Gareth Hunt interprète un personnage nommé Mike Gambit, mais ceci est une autre histoire…
Jouer le gambit, c’est choisir de sacrifier le pion du roi ou de la reine dès l’ouverture de la partie, pour se mettre en position de prendre, par la suite, une pièce plus importante à l’adversaire. Plus largement, c’est sacrifier une pièce en espérant tirer, dans les coups suivants, un avantage substantiel.

Nous avons donc des Russes, des Turcs, et un coup aux échecs. Et un polar. Parce que c’est bien de là que je suis parti. Quoique… j’écris « polar » mais c’est assez réducteur. Certes, le « héros » né sous la plume de Boris Akounine, Eraste Petrovitch Fandorine sert dans les rangs de la police criminelle. Mais, outre le fait que Fandorine est assez peu présent dans le roman, l’imbroglio dans lequel le lecteur se retrouve plongé jusqu’au cou dans ce Gambit turc a une saveur de roman d’espionnage plus que de roman « policier » au sens habituel. Évidemment, je pourrais parler d’un « roman policier d’espionnage de guerre », mais je crains la lourdeur de l’étiquette.

Nous voici donc sur la ligne de front entre Russes et Turcs, où il est question de repérer la taupe qui semble s’être infiltrée au cœur de l’état-major russe au point d’en arriver à modifier les ordres secrets et d’envoyer les troupes tsaristes dans des embuscades meurtrières.
Le décor est planté, tous les acteurs de la pièce vont entrer en scène, et j’ose dire que Boris Akounine nous livre un spectacle qui lorgne plus du côté des romans-feuilletons dix-neuvièmistes que du roman d’espionnage à la Eric Ambler : ce Gambit turc ne manque pas de rebondissements, mais certains m’ont paru un petit peu trop artificiels ; les personnages sont, pour certains, si hauts en couleur qu’ils frôlent la caricature ; et les vrais-suspects-faux-coupables sont pointés de manière si appuyée que je n’ai pas réussi à les prendre pour des coupables potentiels, les ficelles étaient trop grosses.



Je ne me suis pas vraiment ennuyé à la lecture de ce polar, mais le classique chapitre de la « révélation finale », celui où l’enquêteur dévoile tous les dessous de l’affaire aux autres personnages – et donc au lecteur – ne m’a pas cloué à mon siège. Je n’apprécie généralement pas ce genre de chapitre, sauf quand le roman est très bien tourné et que l’auteur rassemble sous mes yeux, sans jouer le narquois ni le pédant, tous les indices qu’il avait semés au fil des pages et que je n’avais pas repérés. Mais quand, dans le chapitre en question, l’enquêteur met sur la table tous les indices qu’il a récoltés en dehors des pages du roman, sans que le lecteur puisse avoir la moindre idée de leur nature, ça me laisse totalement froid.
J’aime être dupé par un auteur de roman à énigme comme j’aime être dupé, dans la bonne humeur, par un prestidigitateur qui fait son tour là, juste sous mes yeux, en « close-up » comme on dit dans le métier. Mais les grands spectacles de magiciens sur une estrade avec boules de feu et musique en boîte, non merci.

Gérard Majax bernait les spectateurs avec son Y’a un truc, où il prétendait expliquer un tour de magie mais les embobinait en donnant à son tour une fin totalement inattendue. J’espérais que Boris Akounine nous joue son intrigue de cette manière ; j’aurais aimé tout voir, tout savoir (ou plutôt, croire tout savoir), et être quand même surpris à la fin, quand il m’aurait berné et m’aurait dit, sourire complice, aux lèvres : « Y’a un turc ! ».

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Pour les curieux et ceux qui veulent aller plus loin : ce roman a fait l’objet d’une adaptation cinématographique, sous le titre Turetskiy Gambit (2005), une réalisation de Dzhanik Fayziev, sur un scénario de Boris Akounine lui-même. Pour plus de détails, le site internet du film, et la fiche du film sur le site IMDB.



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